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Transiger

Présentation

Ce groupe de travail se propose de tenter une ethnographie des transactions dans la société médiévale qui aille au-delà du constat, souvent fait, d’une montée en puissance de la contractualité et de rapports plus abstraits et dépersonnalisés. Des chercheurs du LAMOP et hors du LAMOP, spécialistes de la société médiévale dans la longue durée et dans la diversité de ses espaces (villes, campagnes, espaces du notariat, espaces marqués par d’autres types d’institutions d’encadrement des transactions), souhaitent mener la description et la compréhension des manières de conduire les transactions les plus diverses, tissant l’économie domestique, tant à travers l’exploration de la documentation juridique et littéraire, qu’à travers des archives de la pratique (chartes, actes notariés, comptabilités, registres de justice, livres municipaux…).

Un protocole de recherche proposé par Florence Weber (notamment dans Dufy C. et Weber Fl., L’ethnographie économique, Paris, La Découverte, 2007) peut servir de guide provisoire pour ce groupe de travail. Quatre grands champs d’observation sont privilégiés : langue et procédures de qualification des transactions, rituels et dispositifs matériels des transactions, outils et procédures d’inscription des transactions, professionnels de l’encadrement des transactions. La notion même d’ « économie domestique », échelle d’observation choisie par cette démarche, doit être préalablement définie, comme doivent être précisées ses significations latentes et sa valeur heuristique pour la description des sociétés médiévales.

Compte rendu de l’atelier 1 - 21 mai 2012

La réunion précise dans deux directions la démarche du groupe de travail : quel objet ? sous quelle forme travailler ?

 Quel domaine explorer et avec quels objectifs ?

Les « pratiques de transaction » c’est-à-dire les pratiques contractuelles quelle que soit leur formalisation, sans restriction aux contrats juridiquement sécurisés.

Plus exactement des pratiques de création, de conduite, d’entretien de liens « infracommunautaires » (au sens où ils n’engagent pas immédiatement des communautés politiques constituées). Histoire économique et sociale incarnée, qui ne fige pas la société médiévale en groupes, mais qui est sensible aux rapports, aux relations et à leur diversité : un des enjeux est de savoir comment décrire et comprendre plus finement que dans un simple face-à-face dominés/dominants l’économie du commun.

La force du pactisme est une chose connue pour le Moyen Âge, la contractualité est abondamment étudiée, s’agissant de l’aristocratie (féodalité traditionnelle et « bâtarde ») et des communautés politiques (alliances, ligues, négociations diplomatiques, pacification…). Ces pratiques de transaction sont abondamment étudiées aujourd’hui de manière renouvelée.
Deux lacunes sont repérables dans ces historiographies :
- Les pratiques de transaction du commun (travail, usages du sol, crédit, ventes d’objets, mais aussi des transactions sans contre-partie monétaire, transactions matrimoniales…) ont moins retenu l’attention des médiévistes en tant que pratiques, même si elles ont été soigneusement étudiées comme pourvoyeuses de données factuelles (prix, volumes de production, fortunes et niveaux de vie, culture matérielle, techniques, listes d’objets…). Elles ne sont pas a priori moins formalisées ou moins complexes que les précédentes. Il faut en finir avec la transparence du contrat (en particulier notarié) et faire du contrat écrit un simple élément de l’objet observé. Les catégories populaires sont certes sous-représentées dans les documents notariés, elles n’en sont pas totalement absentes et elles peuvent de surcroît être abordées par les narrations judiciaires (enquêtes…) et certaines comptabilités, seigneuriales ou parfois marchandes.
- La montée en puissance de la contractualité dans le second Moyen Âge, qui est une évidence documentaire, est interprétée de manière prédominante comme l’outil d’une nouveauté économique et commerciale, d’une modernité, d’un repli progressif des échanges non marchands et d’un passage des sociétés médiévales à des fonctionnements plus abstraits et dépersonnalisés. En réalité, la contractualité ne dit rien de la complexité et de la substance des rapports tissés entre les personnes. La transaction notariée et dotée d’un apparat juridique renforcé n’est pas synonyme d’un fonctionnement de marché. Des travaux de modernistes (N. Z. Davis, L. Fontaine notamment) et de sociologues (Fl. Weber notamment) montrent que don et marché n’existent pas de manière étanche, mais concomitante, voire parfois imbriquée. Une transaction peut emporter les deux aspects.

En s’appuyant sur un protocole de recherche proposé par Florence Weber (notamment dans Dufy C. et Weber Fl., L’ethnographie économique, Paris, La Découverte, 2007), on peut identifier quatre dimensions des transactions qui les constituent comme socialement efficaces et qui doivent donc être décrites :
- les cadres cognitifs dans lesquels elles prennent sens pour les partenaires (langue et procédures de qualification des transactions, dans les documents juridiques et judiciaires, notariés et narratifs : par exemple les mots de la « confiance » et ceux de « l’usure »…). Ces procédures de qualification sont notamment, mais pas seulement, juridiques. Il importe d’ailleurs de ne pas prendre pour repère principal de l’analyse cette qualification juridique : il faut qualifier l’acte social, la transaction concrète, l’opération économique, qui se cache sous l’instrument juridique employé, au risque d’empêcher toute comparaison entre des ensembles aux traditions juridiques distinctes. Ne pas se contenter de catégoriser les contrats et de compter les types d’actes (constitutions de rentes, obligations, baux…). La qualification juridique est l’une des qualifications possibles, celle de l’institution légale. Remarque : Gilles Postel-Vinay a montré la stabilité de la géographie des instruments de crédit entre XVIIIe et XIXsup>e siècle (un Nord du royaume qui recourt massivement aux rentes, un Sud qui recourt massivement aux obligations), stabilité pour l’heure non expliquée, mais qui pourrait renvoyer à des traditions juridiques ou à des circuits de formation des notaires (qui relèvent d’une autre étude…).
- les rituels et dispositifs matériels des transactions, comprenant les gestes (y compris ceux de l’écriture), les objets (y compris les « objets graphiques »), les lieux et temps de ces transactions, autant de variables décisives pour que celles-ci soient reconnues comme socialement efficaces.
- outils et procédures d’inscription des transactions, dans leur diversité : minutiers, expéditions, papiers marchands, registres et actes d’ensaisinement, comptabilités qui notent les arrérages…
- professionnels de l’encadrement des transactions, le cas échéant. Ce 4e volet pourra aussi faire l’objet d’un développement propre, dans le cadre d’une réflexion sur la « profession » de notaire, au-delà de leur activité de scribe des contrats.

Ce ciblage des pratiques de transaction doit permettre de recalibrer la source contractuelle, d’en mesurer les lacunes, voire de poser quelques éléments d’une théorie de la pratique contractuelle médiévale :
- L’échelle fondamentale de l’observation et de l’interprétation n’est pas l’acte, mais le ménage, la maison, en tant qu’unité économique et sociale élémentaire. L’expression « économie domestique » fait référence à cette échelle d’observation, tout en en suggérant la part non réglée par le droit, l’au-delà du contrat.
- Les transactions se présentent le plus souvent dans les archives comme des opérations ponctuelles (dans les comptabilités annuelles, dans les minutiers des notaires : se souvenir que les notaires gardaient bien souvent à côté des minutiers des dossiers de clients et que ces derniers ont souvent été détruits). Mais elles s’inscrivaient pour beaucoup d’entre elles dans des relations de plus longue durée et qui n’étaient pas unidimensionnelles : les transactions réelles sont rarement des procédures de « spot-market », mais elles se jouent bien souvent à l’intérieur de séries de transactions pour les co-contractants. C’est la relation créée par toutes ces transactions (et d’autres aussi : voisinage, relations familiales…) qui commande chacune d’elles. De telles séries ou chaînes sont précisément ce qui est à même de construire le lien dit de « confiance » (ce dernier mot désignant en fait la garantie d’un comportement adéquat du partenaire), qui a un impact sur le prix de ces transactions. Il faut donc « sortir de l’usage nominal » du contrat, qui a pu par exemple aboutir à l’établissement de courbes de prix manifestement aberrantes parce qu’elles mettaient en série des valeurs hétérogènes. Ainsi, en étudiant séparément les contrats passés en milieu d’interconnaissance et ceux passés en l’absence d’interconnaissance (ce dont les contrats eux-mêmes peuvent fournir des indices), de telles disparités peuvent apparaître.
- L’étude doit être minutieuse en se donnant pour tâcher de « détourer » les éléments qui dans les contrats, les formules employées, peuvent laisser penser qu’on est dans une situation de transaction beaucoup plus globale. De dégager des processus qui se situent autour du contrat et font de la transaction un ensemble polymorphe : par exemple l’entretien d’embauche qui précède le contrat de travail et qui n’y est jamais mentionné ; les négociations qui précèdent le contrat (mentionnées dans les documents judiciaires ou dans certaines comptabilités) ; par exemple encore les choses volontairement non écrites dans le contrat et explicitement laissées à l’arrangement oral. Elle doit pouvoir permettre de mettre au jour dans le contrat ce qui est implicite, sous-jacent, non contractuel, « l’inapparent de l’écriture ».

Des pistes de recherche sont évoquées au passage :
- il n’y a pas de transactions internes aux familles dans les contrats (sauf mariages et testaments) ;
- les exécutions testamentaires sont des procédures de longue durée riches en transactions ;
- les temporalités de l’inscription : au milieu du XVe siècle, n’assiste-t-on pas à une émergence massive dans certains domaines autrefois rétifs à la contractualité ?

 Comment ?

D’évidence, il faut travailler sur de petits dossiers dévoilant la complexité, l’épaisseur et la temporalité de certaines transactions. Le travail en groupe restreint a toutes les chances d’être plus efficace.

Quelques (brèves) lectures utiles :
- Dufy, Caroline et Weber, Florence, L’ethnographie économique, Paris, La Découverte, 2007.
- Guinnane, Timothy W., « Les économistes, le crédit et la confiance », Genèses, vol. 79, no. 2, p. 6-25, 2010.
- Hassoun, Jean-Pierre, « Les relations marchandes, l’argent et les marchés. La fin du Grand Partage et autres frontières ? », Ethnologie française, vol. 35, no. 1, p. 103-107, 2005.
- Hassoun, Jean-Pierre, « La place marchande en ville : quelques significations sociales », Ethnologie française, vol. 35, no. 1, p. 5-16, 2005.
- Laferté, Gilles, « De l’interconnaissance sociale à l’identification économique : vers une histoire et une sociologie comparées de la transaction à crédit », Genèses, vol. 79, p. 135-149, 2010.
- Ténédos, Julien, L’économie domestique. Entretien avec Florence Weber, Aux lieux d’être. Paris, 2006.
- Weber, Florence, « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie économique après le Grand Partage », Genèses, vol. 2000/4, no. 41, p. 85-107.
- Weber, Florence, « Comment décrire les transactions », Genèses, vol. 2000/4, no. 41, p. 2-4.

Participants : Laurent Jégou, Kouky Fianu, Philippe Bernardi, Darwin Smith, Danielle Courtemanche, Marie Dejoux, Julie Claustre, Didier Panfili, Laurent Feller, Jérôme Hayez, Thomas Lienhard et Mélanie Morestin Dubois.

Compte rendu de l’atelier 2 - 12 décembre 2012

 Discussion J. Hayez

Discussion avec Jérôme Hayez sur l’organisation et l’objet du groupe de travail ainsi que sur les formes que peut prendre sa participation au groupe de travail qu’il rejoint.

Le groupe peut travailler dans la perspective d’un volume collectif écrit à plusieurs, qui ne soit pas une juxtaposition de contributions individuelles (type actes de colloque). Le volume comprendrait des chapitres thématiques articulés entre eux, et non une succession de présentations de cas monographiques, ce qui suppose la construction d’un plan commun reflétant la progression du travail du groupe. Le volume comprendrait également des documents édités. Le rythme de deux séances par an est confirmé : printemps/automne (plutôt que le début de l’hiver). À chaque séance doivent être associés un thème précis et un texte programmatique.

La notion de transaction retenue par le groupe est très large, de sorte qu’elle englobe aussi bien les dots que des opérations commerciales ponctuelles, c’est-à-dire des transactions a priori uniques et des opérations répétables, des transactions ayant un horizon temporel large ou restreint. Pour l’agency de l’individu, ces opérations ne se valent pas. Faut-il pour autant exclure de l’examen les alliances entre familles ? Il faut différencier des catégories de transactions en fonction de leur temporalité, d’où la nécessité de prendre en compte a priori les transactions dans leur diversité. L’expression « économie domestique » renvoie à toute maison qui organise sa survie, son entretien, son développement, sa reproduction, par le biais de transactions nouées avec l’extérieur. L’alliance fait donc partie des transactions susceptibles d’être observées, puisqu’un ménage, une famille, est une maison. Mais un collège, une communauté religieuse… ou une agence commerciale est une autre forme de maison dont l’économie s’organise par des transactions qui peuvent être différentes.

Jérôme Hayez présente deux pistes possibles de travail :
- Étudier en dépouillant des comptabilités et quelques pactes conservés, mais surtout à partir de correspondances échangées entre les différents membres de l’agence Datini d’Avignon et le chef du réseau commercial, Francesco di Marco, les relations de travail autour de cette agence (entre associés, facteurs, apprentis, servantes et familiers des associés et les collaborations avec des artisans extérieurs à l’agence et des agences situées sur d’autres places). Les transactions ne comptent ici guère que comme ouverture d’un échange de services de protection, fidélité, travail et dévouement et ce sont davantage la réalité de ces services et prestations et leur réponse aux attentes de chacun qui motivent la poursuite des relations dans la durée. Cette option mettrait ainsi davantage en lumière les attentes des acteurs s’engageant dans une transaction que les transactions elles-mêmes.
- Les transactions de crédit de l’agence, qu’il peut être possible de recenser et d’étudier à partir d’un des memoriali, enregistrements chronologiques de base couvrant en général une période d’une année, et au besoin suivre sur une plus longue durée le recouvrement des créances. Il s’agirait alors de repérer un traitement éventuellement différencié des différents débiteurs et de voir comment il recoupe les différents cernes d’appartenance à l’agence : membres, amis, collègues marchands, seigneurs et prélats de la cour pouvant faire figure de protecteurs de l’agence, clientèle urbaine, population de passage constituée de voyageurs, pèlerins, hommes d’armes et colporteurs. Inconvénient = la dimension temporelle des transactions risque d’étendre les dépouillements. Avantage = la curiosité de Jérôme pour cet aspect moins exploré des relations interpersonnelles dans ce réseau. La proposition est donc faite d’évaluer la durée et l’intérêt du dépouillement d’un memoriale, quitte à se replier au besoin sur la première option, pour laquelle un dossier assez fourni a déjà été constitué.

 Dossier M. Morestin

Examen du dossier de documents présenté par Mélanie Morestin Dubois

Extraits du livre de raison (1370-1377) de Jean Teisseire, marchand cordier d’Avignon, enregistrant ou mentionnant six transactions avec Olivier Seguret, boucher, de 1370 à 1376. => une relation suivie.

Jean Teisseire loue des étals de boucherie à Olivier Seguret. Leurs relations sont plus larges : Jean Teisseire fait crédit au frère d’Olivier Seguret, à son oncle, à sa mère. Olivier Seguret est aussi un fournisseur de l’hôpital dont Jean Teisseire est administrateur. Ces transactions de location s’inscrivent donc dans une épaisseur relationnelle (au sens de relations superposées ou pluridimensionnelles). Il sera sans doute possible de localiser plus précisément

Chacune des deux premières transactions (fol. 14v et 56) occupe une page entière du livre, contrairement à beaucoup d’autres transactions du livre. Celles qui fixent les conditions de location sont ainsi particulièrement mises en valeur, tandis que celles qui interviennent plusieurs années après les premières transactions n’occupent pas le même espace du livre. La temporalité de ces transactions s’inscrit donc sur le livre. À partir de la 3sup>e transaction (fol. 74), le livre porte de simples mentions rapides de paiement, dans une présentation habituelle (coexistence de plusieurs transactions sur la même page). Remarque : contrairement à d’autres registres ou papiers marchands, OS n’écrit pas lui-même dans le livre de Jean Teisseire. => les modalités d’inscription des transactions sont significatives de certains caractères des relations entretenues par les partenaires.

Les deux premières transactions, pour lesquelles les interlocuteurs varient quelque peu, donnent lieu à un contrat notarié ou carta (qui doit fixer l’emplacement des étals et les modalités de paiement), pas les suivantes. À quoi sert ce redoublement de l’acte notarié par le livre de raison ? Est-ce simple commodité pour Jean Teisseire qui dispose ainsi d’un livre général (le « grand livre ») qui synthétise ses affaires et qui renvoie à ses archives ?

De manière plus générale, il existe une diversité (et une hiérarchie juridique en tant qu’instrument probatoire dans le cas de Florence) des notations des transactions commerciales : le seing privé autographe du partenaire ; le papier marchand ; l’acte notarié non mis en forme (nota) ; l’acte notarié en forme… Le registre marchand est un objet normé acquis par le marchand sous forme d’un registre relié vierge (et non une série de cahiers remplis au fil du temps ou de conserve et reliés ensuite ensemble), que le marchand subdivise en parties a priori, ce qui explique les lacunes de certaines de ces parties. Ici celui de JT fait 20 cm sur 30 cm environ, compte 200 feuillets environ. La nature du support écrit doit être soigneusement précisée pour que la description de la transaction soit complète : quelles stratégies d’inscription ?, quelle unité d’inscription (cahier autonome, partie de livre…) ? => interrogation codicologique.

Dans le livre de raison, le discours est direct, contrairement à l’acte notarié : n’est-ce pas là aussi une raison du redoublement de l’acte notarié ? Autre différence : vernaculaire/latin. Le passage à l’acte public devant notaire modifie la transaction (dans ses formes seulement ou dans sa substance ?). Il faut étudier ces traces de la transformation des transactions qui se produit lors du passage à l’acte notarié.

De la lecture de ce dossier se dégagent au moins deux pistes de réflexion = l’épaisseur relationnelle qui soutient les transactions et les modalités d’inscription des transactions. Méthodologiquement, c’est cette piste qui doit être explorée en premier. Ce sera donc le thème de la réunion du printemps 2013.

 Dossier M. Dejoux

Examen du dossier de documents présenté par Marie Dejoux

Dans ce dossier, situé dans un cadre rural, dans le pays de Laon (Picardie) dans la première moitié du XIIIe siècle, des transactions (de crédit) orales sont au cœur de l’étude : il n’y a pas là d’inscription des transactions, mais des rituels et dispositifs matériels de transactions qui apparaissent dans des narrations postérieures. La source = enquêtes de réparation du roi Louis IX de 1247, ici procès-verbaux des témoignages recueillis contre Gautier, châtelain de Laon. Le cahier relatif au pays de Laon dans cette vague d’enquêtes compte 77 témoignages pour 16 affaires différentes, dont 2 seulement concernent des questions de crédit, le reste des affaires portant sur la mainmorte et la servitude.

L’affaire peut se résumer ainsi : plusieurs années avant 1247, Usuraria et son mari sont deux serfs du roi qui ont emprunté 40 l. à Henri avec la garantie de plusieurs personnes, notamment le serf Huard Froment. Les époux n’ayant pas payé, celui-ci a été emprisonné. Il demande que les biens du couple servent au paiement de la dette pour pouvoir être libéré, ce à quoi s’oppose le châtelain (royal) Gautier, au nom du droit de mainmorte du roi sur les biens de ses serfs. La question juridique en filigrane de cette affaire est la suivante : les serfs peuvent-ils gager leurs biens en garantie d’un emprunt ? Les échevins du lieu

On relève l’importance des montants en cause : 40 l. On s’interroge donc sur un éventuel caractère frauduleux du crédit : ne s’agit-il pas d’un emprunt fictif destiné à mettre à l’abri de la mainmorte les biens des serfs ? On aurait alors une communauté locale fortement organisée, ce que traduirait le témoignage favorable des échevins. Si les montants sont réels, a-t-on affaire à des serfs fortunés (la servitude étant commune dans ce pays) ou à des serfs lourdement endettés ayant accumulé des retards de paiement et se voyant réclamer une forte somme ? Nécessité de caractériser l’opération de crédit initiale. Les témoignages sont riches pour aborder la qualification des transactions et le lexique du crédit.

Compte rendu de l’atelier 3 - 21 mai 2013

 Texte d’orientation de l’atelier

Les réunions précédentes - la réunion de lancement du printemps 2012 et le premier atelier sur dossiers de l’automne 2012 - ont montré qu’une des premières étapes d’une ethnographie des transactions médiévales devrait s’intéresser à l’inscription des transactions. Non seulement parce que cette inscription est ce qui livre à l’historien la matière de son étude, mais parce que les modalités d’inscription des transactions sont apparues comme significatives de certains caractères des relations entretenues par les partenaires. Il semblerait donc que l’inscription ne soit réductible ni à un procédé technique de rationalisation et d’objectivation d’une opération économique, ni à un élément de ritualisation de la transaction. Ces deux propositions alternatives, qui peuvent être avancées pour rendre compte de la scripturalisation croissante des transactions dans le deuxième Moyen Age, semblent non pas erronées, mais insuffisantes. Il faut sans doute parler de véritables stratégies d’inscription des transactions. C’est vers celles-ci que l’atelier du printemps 2013 se tourne. Les outils et procédures d’inscription des transactions sont d’une grande diversité : minutiers, expéditions notariées, papiers marchands, registres et actes d’ensaisinement, comptabilités, actes judiciaires (certaines sentences sont en fait les premières inscriptions de certaines transactions)… La description exhaustive d’une transaction ou d’une série de transactions requiert une description minutieuse de son ou de ses supports écrit(s), ce qui implique pour les médiévistes le recours à la codicologie et à la diplomatique. La description peut répondre à un certain nombre de questions : quelle unité d’inscription (charte, cahier autonome, partie de livre…) ? discours direct, indirect ? emploi du vernaculaire/emploi du latin ? acte « public » devant notaire, acte sous « seing manuel » ou autre ? quelle temporalité d’usage de l’acte (à travers ses remaniements et altérations : ajouts en marge ou en interligne, corrections, cassations ou cancellations, exponctuations…) ?

L’inscription est un élément du dispositif matériel de la transaction : elle implique des gestes (ceux de l’écriture), des objets (notamment l’« objet graphique »), des lieux et des temps, qui peuvent différer des gestes, lieux et temps d’autres étapes de la transaction (premiers contacts, négociation…). Peut-on restituer la scène de l’inscription dans sa globalité : qui y assiste ? où a-t-elle lieu ? qui écrit ou appose des signes graphiques ? comment s’enchaînent paroles, gestes et inscription ? qui garde l’objet graphique ? Les transactions étudiées sont rarement isolées. Elles s’inscrivent dans des séquences temporelles comptant plusieurs transactions successives ou dans des ensembles relationnels dessinés par plusieurs transactions quasi concomitantes. Y a–t-il des variations ou au contraire des similarités entre les modalités d’inscription de ces transactions appartenant à des ensembles ? Comment interpréter ces variations et/ou similarités ?

 Mélanie Morestin-Dubois

Mélanie Morestin-Dubois. Présentation d’un dossier issu du Livre de raison de Jean Teisseire, II 330 des Archives de Vaucluse.

Il s’agit d’un écrit appartenant à la catégorie des écrits du for privé, qui se situe entre le livre de comptabilités classique et le livre de familles, en raison de mentions privées. Rédigé en vernaculaire. Jean Teisseire, cordier du XIVe siècle, et plus largement marchand, propriétaire foncier et immobilier, mais également syndic de la ville et administrateur de l’hôpital Saint Bénezet, tient tout au long de sa vie un ensemble d’écrits de gestion, rassemblés en de véritables archives. Ces écrits retracent l’ensemble des transactions marchandes et non marchandes que nous pouvons connaître de lui. Le livre est tenu quotidiennement, de manière très serrée et reçoit une mise à jour permanente. Cancellations, ajouts, renvois etc. Si nous conservons ce livre de raison qui s’étend de 1370 à 1377, j’ai pu retracer qu’il possédait en réalité une dizaine de livres de ce type, au moins, tenus chronologiquement, et complétés de livrets de comptes liés pour certains à sa taverne, pour d’autres à son ouvroir de cordier. Bref, c’est vraiment tout un ensemble d’écrits, outils de gestion de ses transactions, outils d’inscription de ses transactions. Chez lui, le choix des procédures d’inscription des transactions est donc au cœur même de son travail d’écriture. En effet, au-delà du livre de raison, nous possédons en réalité un ensemble d’archives conservées par lui qui prouvent une procédure d’inscription à plusieurs niveaux : l’acte notarié, la notice dans le livre de raison, et parfois un dernier niveau avec une note dorsale sur l’acte notarié qui renvoie au livre de raison lui-même.

- Premier ensemble de 4 transactions autour de Durant Vias, boucher. Pose la question du choix entre seing privé et acte notarié : moins une distinction entre privé/public qu’entre recours ou non au notaire. Il s’agit de locations de tables de boucherie, suivies sur 4 années consécutives. Les termes du contrat sont rappelés dans chaque notice (durée de la location, loyer, et dates prévues des paiements). Lorsqu’il s’agit de l’acte de location, renvoie au notaire. En l’occurrence Jean Daumas de Montpellier, l’un des notaires privilégiés avec lesquels Jean Teisseire traite. Dans la 1ère location, celle du 20 juin 1373, Jean Teisseire précise que Durant Vias est citoyen d’Avignon (un acte a été consulté par Jean Daumas et le notaire le reporte dans son propre acte). Il précise cela parce que les conditions de location sont très favorables aux courtisans durant cette période particulière de présence à Avignon de la papauté. Il est donc plus avantageux pour Jean Teisseire de louer à des citoyens.

- Dans la 2ème location, celle de 1374, recours au notaire également. Mais ici, références aux « polisias » antérieures du notaire. Quelles sont-elles ? A quoi renvoie exactement cette mention ? Des quittances de paiements passées devant notaire ?

- Dans la 3ème location, 1375, pas d’intervention du notaire : il s’agit d’un paiement. Sous seing privé. Ainsi le type de transaction détermine le type d’inscription.

- Le 4ème extrait en est la preuve : en 1376. On a à la fois le contrat de location, passé devant notaire, puis le paiement sur la même page, qui se fait sous seing privé. Les deux types d’inscriptions se font concurremment. Jean Teisseire a donc pour habitude de recourir au notaire, dont il conserve parfois les actes notariés, les grosses. Il rédige néanmoins ces petites notices, dans le livre de raison, pour plus de commodité : cela se fait bien a posteriori. Impossible pour lui de gérer au jour le jour les transactions très nombreuses qu’il passe sans se faire un outil pratique, dépassant les actes notariés. Il joue, avec les notes dorsales, d’un ensemble de système de renvois, internes, externes, lui permettant de faire de cet outil d’inscription un instrument efficace. Livre de raison comme sorte d’outil centralisateur : une sorte de base de données… => Livre de raison comme sorte d’outil centralisateur, qui lui permet de gérer ses nombreux autres écrits. Une manière d’être efficace dans la gestion de son activité, à travers une véritable toile d’écritures. Questions : en quoi les grosses seraient-elles moins commodes que les notices ? en quoi peut-on parler d’efficacité ? L’avantage de ces notices est qu’il peut canceler, faire des ajouts, préciser des éléments, ce qu’il fait constamment. Cette mise à jour n’est guère possible avec les grosses. Il les archive (ce qu’on sait par son inventaire après décès), mais ne les consulte plus. On peut parler de commodité, d’aspect pratique et pragmatique de cette façon de procéder.

Ce rapport aux notaires se lit également dans l’imitation stricte qu’il fait de leurs pratiques, au-delà des simples biffures. Ex f. 54V. Dans cet exemple il reprend les termes d’une reconnaissance de dette. Un premier paiement est fait, qui a été passé devant notaire. Il en fait mention. Puis, dans la deuxième partie de la page, il semble déroger au principe chronologique qui régit très strictement son livre. Pourquoi ? Parce qu’il introduit un paiement concernant la même affaire, même si chronologiquement c’est décalé. Ce faisant, il imite ce qu’a fait le notaire, comme il l’indique lui-même. Le notaire avait inscrit le second paiement « au pied » de son enregistrement. Jean Teisseire fait de même. Ainsi, inscription des transactions liée à son aisance par rapport aux pratiques notariées et comptables. Aisance avec les pratiques des notaires qui entraîne une imitation de ces normes notariales, qui s’imposent d’elles-mêmes.

Dernier exemple lié cette fois aux présences d’autres mains dans le livre de raison. Quelque chose de rare chez Jean Teisseire, mais on en trouve quelques traces néanmoins. La question reste entière : pour quelle raison ?

 Julie Claustre

Julie Claustre. Les modalités d’inscription des transactions dans les papiers de Colin de Lormoye, couturier parisien du XVe siècle

Le ms des « comptes » de Colin de Lormoye porte la cote NAF 10621 de la BnF et les « comptes » s’y trouvent aux fol. 1-34. Ms daté du XVe siècle, de papier, de 39 feuillets, ensemble de papiers retirés de vielles reliures du dépt des imprimés par Camille Couderc, qui l’a édité en 1911. Le travail de remise en ordre, d’identification, de montage et de reliure de ces papiers ont été concomitants et datent de 1907-1911. Les conditions de leur transmission expliquent l’état dans lequel ces feuillets sont parvenus : des formats très divers (les fol. 5, 14, 31-34 se réduisent à moins de cinq lignes, d’étroites bandes horizontales), des feuillets incomplets, amputés de manière aléatoire. =>d’éventuelles mentions marginales et autres notations « hors teneur » sont perdues. Le travail de reconstitution et d’édition du ms qui a été effectué en 1907-1911 est impressionnant, mais l’édition qui en est résultée n’est pas suffisante : l’usage de la cancellation n’est par exemple pas noté dans l’édition proposée par C. Couderc. Cette édition semble avoir obéi au souci de restituer une cohérence au ms, d’où des propositions de rectifications effectuées par l’éditeur, qui amendent le contenu du ms. L’éditeur ne signale pas toutes les ratures et tous les blancs du texte. =>pour étudier les transactions de cet artisan et leur logique d’inscription, il y a lieu de travailler autant sur le ms que sur l’édition.

Questions : des papiers originels reliés ou en liasses ? Y a-t-il des traces de foliotation ? Des filigranes ? Des indices de formats différents ?

Colin Gourdin de Lormoye était couturier et tailleur de robes, bourgeois de Paris, actif dans le deuxième quart du XVe siècle (1423-1455) sur la rive gauche aux alentours de l’église Saint-Severin. Il façonne des houppelandes, pourpoints, robes pour une clientèle composée d’aristocrates laïques (des écuyers, un prévôt des marchands), d’évêques et recteurs de l’université, de maîtres des facultés, mais aussi de simples écoliers, de chambrières… Il est marié, a au moins deux enfants, un frère, une sœur, un neveu, tous mentionnés dans ses comptes. A partir de 1439 au plus tard, est installé à l’extrémité nord de la rue de la Harpe rue de la Vieille ou petite bouclerie au coin de la rue St-Séverin ds l’hôtel du Plat d’Etain (et jusqu’en janvier 1445 au moins). On sait qu’il a possédé aussi l’hôtel des Trois-Rois rue St-Jacques. Le niveau de sa clientèle, les aperçus que l’on a de sa situation immobilière fournissent l’image d’un artisan confortablement installé.

Ces papiers comportent un ensemble d’aide-mémoires, au nombre de 186 (sur 34 feuillets), sur des sommes qu’il a déboursées ou qui lui sont dues, sur des travaux qu’il a effectués pour des clients. Ces « papiers » comportent quatre types de textes : des « mémoires » (terme employé § 36 et 45), des « comptes » au sens strict (terme employé § 31 et 48), des reconnaissances de dettes (§83) et des « quittances », en l’occurrence celles de ses propriétaires successifs :

- « Mémoires » = essentiellement des « mémoires de besogne » où sont notés les travaux effectués par le couturier pour un client ( « mémoire de la besogne faite pour » un tel. ex : §71, 49…) C’est le type le plus fréquent dans le ms. [cf. librimemoriali ou memoriale = enregistrement commercial de base analytique et chronologique]. Le couturier y fait la liste de toutes les façons effectuées pour un client et évalue le prix de chacune de ces façons. Les articles fabriqués sont introduits par le mot « item » et les montants en numéraire sont parfois alignés, en une mise en page sous forme de liste assez ordonnée (bel exemple, fol. 13). Mais pas tjrs : au § 71, 49 (Lebeuf), l’alignement est tantôt respecté, tantôt non. A priori, une mise en page qui aligne les coûts des façons facilite les calculs de l’artisan sur ce que lui doivent ses clients. A l’inverse, des montants non alignés correspondent à des paiements effectués par ses partenaires pour le régler (§49). Mais, ces éléments d’ordonnancement comptable s’ils peuvent être détectés ne st pas strictement respectés et de toutes façons aucune somme n’est jms indiquée au bas de ces mémoires =>ces « mémoires » ne semblent pouvoir servir à établir un bilan comptable des travaux de l’artisan. En revanche, ils illustrent/marquent des relations sociales : on y voit une sorte de réseau dont le couturier est le centre. Il existe aussi d’autres « mémoires » comme ceux consacrés à Colin Pasté (§ 28 et 36). Il est dénommé « le petit Colin Pasté » ou « le petit Colin » et le couturier semble prendre en charge les intérêts de ce Colin Pasté. Certes, il effectue pour lui des besognes comme pour bien des clients (§ 28 et 36 en comportent). Mais le couturier inscrit surtout tout ce qu’il a payé pour lui (§36) : les frais de procureur (1430) et d’avocat (1427) + pour « chevir » avec l’avocat ; des sommes pour son oncle ; des frais pour dégager un gage fait chez un drapier ; Frais de nourriture de Colin Pasté + frais de nourrice pour 10 mois … => ces transactions laissent penser que Lormoye est le parrain de ce Colin Pasté et ressemblent à ce que prend en charge un conseil de tutelle. Remarque : les comptes de tutelle tenus par Jean Teisseire ont bel et bien un but comptable, avec bilan tiré en fin d’écriture.

On remarque la présence d’un partenaire lors de l’écriture d’un mémoire de ce que Lormoye a payé pour Colin Pasté (§36) : Lormoye (ou en de ses employés) écrit à la première personne et écrit également « vous » comme si le compte était fait en présence et avec le consentement du partenaire de la transaction : « despendi ii soulx de parisis et estoit en la compaignie vos deulx frères et vostrecompere… ». =>ces « mémoires » ont de la valeur pas slt pour Lormoye ; st manifestement couchés par écrit en présence des partenaires, d’où ces mentions incidentes. Les mentions de dates ds le n°36 st de surcroît hésitantes.

Pas de sommes, des datations hésitantes, les « mémoires » font plus office de liste de liens, d’interactions, que de liste de valeurs comptables. => les dettes y sont autant de connexions, plus qu’un passif comptable.

- Une remarque slt sur les « comptes » : ex de ceux de T. Lebeuf ; ils st signés, comme les reconnaissances de dettes et les quittances, manifestent l’intrusion, l’insertion de partenaires dans les papiers de l’artisan. Autographie des « seings » distingue nettement ces trois types de textes des « mémoires ». Les « comptes faits » une ou deux fois l’an entre Lebeuf et Lormoye et signés « Lebeuf » arrêtent provisoirement le solde dû et tiennent lieu de « cédules » de reconnaissances de dettes.

Questions et remarques : a-t-il un comptable pour la tenue de la caisse et du livre de caisse ? Pour les actes relevant de la tutelle, la date compte moins que le montant engagé.

 Kouky Fianu

Kouky Fianu. Inscription et mémoire des transactions à l’Hôtel-Dieu d’Orléans : le cas d’un bail à rente, 10 mars 1460 (a.st.)

Étude de quatre documents relatant une même opération. L’objectif est d’examiner les différences dans les modes d’inscription de cette opération et d’en retirer des propositions quant à la forme des documents (actes, registres, inventaire), aux éléments retenus et ce qu’ils signalent (épaisseur relationnelle), ou encore à la mémoire des transactions (temporalité). Un dossier de 14 pages, composé de photos, de transcriptions et d’un tableau récapitulatif, accompagne la présentation.

L’opération : le 10 mars 1460, Jean Gerbault et Marion sa femme, qui tenaient à rente une maison de l’HD, en vendent la charge à Pierre Forest et à Rozette sa femme moyennant 20 écus d’or. L’opération donne lieu à deux transactions : la vente de la rente d’un couple à l’autre d’une part, l’engagement des nouveaux preneurs envers leur bailleur (l’Hôtel-Dieu) d’autre part. Quatre documents l’attestent :

- Un acte sous le sceau de la prévôté d’Orléans, rédigé par Guillaume Garsonnet (cf. Dossier, pièce A, p. 1-3 – Archives départementales du Loiret, H dépôt 2, 1 B 43)

- Une minute inscrite dans le registre notarié de Guillaume Garsonnet, avec une note complémentaire (Dossier, pièce B, p. 4-5 – A.D. Loiret, 3E 10160)

- Une entrée dans le registre des actes de l’HD compilé par Guillaume Garsonnet pour les années 1452-1478 (Dossier, pièce C, p. 6-9 – A.D. Loiret H dépôt 2, 1 B 140)

- Une entrée dans l’inventaire des archives de l’HD réalisé en 1561 (Dossier, pièce D, p. 10-13, A.D. Loiret, H dépôt 2, 1 D1)

Formes variables : cf. tableau dans le dossier

Observations préliminaires :

- Au cœur du dossier : une maison de la rue de la Charpenterie qui rapporte une rente à l’Hôtel-Dieu. La vente de la rente le 10 mars 1460 s’insère dans une série de ventes que l’inventaire des chartes met en évidence en énonçant les divers tenanciers qui se sont succédé dans cette maison entre 1454 et 1500. Les archives, le registre des actes de l’HD et l’inventaire maintiennent la mémoire des transactions de l’institution.

- Temporalité : alors que la prise est prévue pour 59 ans minimum (expression affichée de stabilité), elle dure en fait bien moins, puisque 5 ans plus tard la maison est à la charge de Jehan du Vau => écart entre d’une part la volonté affichée du propriétaire de s’attacher des tenanciers pour l’entretien et la restauration de ses biens, et d’autre part, la réalité de l’époque (mortalité, pratiques immobilières…) bien plus instable.

- Mémoire de la transaction se réduit avec le temps (cf. acte de 44 longues lignes vs entrée dans l’inventaire de 11 lignes courtes) : nom des tenanciers, montant et termes de paiement, emplacement du bien. Pas un mot de l’entretien, des conditions, de la durée, etc. qui figurent dans la prise à rente.

- Chaîne de documents : l’opération a mené à la production d’un bail à rente (relation HD vs tenancier), d’un acte de vente et d’une obligation (relation entre tenanciers), d’une série de mentions dans l’inventaire (lettres relatives à la rente sur cette maison attachées / « enchainées » ensemble).

- Transaction ritualisée : la présence marque le consentement. Devant notaire, l’ancien tenancier s’engage auprès du nouveau (promesse), et le nouveau envers l’ancien (obligation), les actes changent de mains. Le nouveau tenancier se déplace pour prêter serment à l’HD.

- Formes et attentes de l’écrit :

  • Acte : décrit en détail le comportement attendu des tenanciers (travaux, hommage, …) et leur lien étroit avec l’HD (promesse, générations liées, porteur de lettres, etc.).
  • Minutier : retient la vente et son à-côté l’obligation en les séparant : la dette est déconnectée du transfert de rente.
  • Minutier : inscrit la transaction dans une histoire en décrivant l’acte détenu par le vendeur et récupéré par l’acheteur  lien entre tenanciers.

- Relations : Gerbaut – Forest – Garsonnet – Hotel-Dieu – Du Vau. Gerbaut donne son acte de l’HD à Forest ; l’acte de Forest porte au dos le nom de Du Vau ; Garsonnet rédige aussi bien les actes pour les parties que le registre des transactions de l’HD.

 Conclusion

Au vu des documents portant la mention de cette opération spécifique, on perçoit un ensemble de relations personnelles en amont et en aval de l’acte, reposant sur une production écrite couvrant plusieurs décennies (1454-1500). Les différentes formes documentaires (acte de prise, minute de vente, obligation, enregistrement) soulignent qu’elles répondent à d’autres impératifs que la seule exigence juridique : elles expriment des attentes différentes des parties impliquées et des procédures variables selon la relation qui s’instaurait (l’HD face à un tenancier, deux tenanciers entre eux, le notaire au service de l’HD).

Compte-rendu de l’atelier 4 - 14 février 2014

Outils et procédures d’inscription des transactions (2e atelier)

Laurent Jégou. Transactions judiciaires à l’époque carolingienne. Les actes du Liber traditionum de Freising.

Ce liber traditionum est le plus riche en actes judiciaires pour la période carolingienne, il est l’occasion pour le groupe de travail d’aborder pour la première fois les transactions judiciaires, les négociations et compromis qui les rendent possibles, les processus de conservation et de transmission de ces actes. Ces transactions judiciaires sont fréquentes au haut Moyen Age : les décisions unilatérales en justice sont particulièrement rares au haut Moyen Age, les décisions de justice se présentent toujours comme des compromis, même quand le tribunal a déterminé les torts d’une partie.
Freising se situe en Bavière, un duché bien intégré au monde franc, à l’empire carolingien à partir de 788. Les libri traditionum apparaissent en plusieurs endroits vers 820, notamment à Freising. Ces livres sont plus anciens que les cartulaires et plus divers, puisqu’ils comportent non seulement des actes de donation, mais aussi des inventaires, documents nécrologiques, listes d’évêques, décisions judiciaires. Ces dernières ont souvent la forme de notices brèves assorties de longues listes de témoins. Le liber de Freising compte environ 700 documents datés de la période entre le milieu du VIIIe et le milieu du IXe siècle. Il est compilé par le diacre de la cathédrale à la demande de l’évêque pour conserver la memoria des bienfaiteurs de l’évêché et faire l’histoire des évêques de Freising.
100 actes sur 700 environ concernent des règlements de conflits. Ces notices entretiennent avec les plaids concernés des rapports complexes : elles enregistrent en latin des débats qui ont eu lieu en langue vulgaire ; elles procèdent à une construction littéraire, rhétorique des débats oraux, peu après le déroulement de ceux-ci ; elles sélectionnent certains plaids seulement puisque la cartularisation des notices a été faite pour mettre en valeur l’évêché. Trois notices sont ici présentées.
Le premier acte est la renonciation par le prêtre Erchanfrid à ses prétentions sur une donation faite par son père à Singenbach et Ried (849). Elle a eu lieu au cours d’un plaid réuni par l’évêque et comptant 80 personnes. Le prêtre renouvelle la donation faite par son père 65 ans plus tôt, l’évêque lui accorde les biens en précaire (c’est-à-dire en bénéfice jusqu’à sa mort). La liste des témoins apparaît comme la liste des alliances que l’évêque resserre autour de son droit sur les biens en question. La notice distingue les différents de la transaction : le prêtre se réunit avec d’autres personnes, il restitue la donation avec des fidéjusseurs, la « vestiture » a lieu un autre jour. Les transactions entre les personnes prennent ainsi le pas sur la procédure
Le second document présente un type similaire de transaction, pour l’année 807. C’est une notice assez courte, consacrée à une donation faite par un dénommé Hermperht à Cella, qui relate qu’en 807, un dénommé Hermperht fit don à l’église de Freising d’une partie de son héritage situé non loin de Cella. Mais lorsqu’on examine les circonstances qui ont motivé cette donation, on s’aperçoit qu’elle fait suite au vol par Hermperht d’un cheval et deux vaches, pris à l’église de Freising. Pourtant, la restitution de son vol est présentée comme une donation pieuse, ce qui offre un moyen efficace de réconciliation.
Le troisième acte est la renonciation par Piligrim, avoué de l’évêque, à ses prétentions sur la donation de son père à Ottmarshart et sur celle du moine Liutto à Berg (848-853). La rhétorique pénitentielle y est abondante. On constate que les différents actes mettent en action un même monde étroit, un même groupe familial, une « communauté judiciaire ». Les mêmes personnes interviennent comme coupables, témoins, garants, boni homines… Il s’agit en fait de la familia de l’évêque, et non d’une communauté de professionnels de la justice.
Ce type de notices et de transactions (plaids, précaires) est très fréquent. Cette fréquence est liée aux bouleversements politiques et normatifs qui ont lieu au début du IXe siècle en Bavière : dans la loi bavaroise une terre donnée à une église reste en jouissance au donateur et à ses enfants ; dans la loi franque, une terre donnée à l’église doit revenir à l’église. Avec le changement de coutumes, se produisent des conflits de droits.
La fonction des libri traditionum fait débat parmi les historiens :
- Pour P. Geary, le LT démontre la grandeur de l’église comme des gesta espicoporum
- Pour Mc Kitterick, le LT a une fonction liturgique, c’est un livre de confraternité comportant les noms des amis de l’église
- Pour L. Morelle, le LT a une fonction administrative et juridique stricte
- Pour L. Jégou, le LT fait mémoire des noms des pieux donateurs et de ceux qui n’ont pas transigé avec l’évêque ; c’est une liste de liens autant que de droits et de biens ; la familia épiscopale s’y dessine.

Philippe Bernardi, Deux chaînes de contrats de Barthelemy Guerci.

Barthelemy Guerci est un maçon piémontais installé à Aix-en-Provence vers 1440 et mort en 1479. Plus de quatre cents documents subsistent sur lui, majoritairement dans les registres notariés provençaux, entre 1443 et 1479. Il exerce une multitude d’activités (maçon, charretier, tenancier de moulin, marchand de blé, de chevaux…) liées entre elles. Ses partenaires constituent un ensemble de plus d’un millier de personnes. A partir des échanges qu’il entretient avec des personnes récurrentes, la question des liens et de leur inscription dans le temps est ici envisagée. Deux chaînes de contrats (1 et 2) sont proposées à la réflexion : deux ensembles de conventions formellement indépendantes mais qui constituent chacun une même transaction.
La première chaîne regroupe trois conventions successives datées du 3 mars 1450 et une cancellation datée de septembre 1450.
Acte 1a : Jacques Agulhon vend à BG une vigne pour 20 florins « eus et reçus ».
Acte 1 b : BG reconnaît devoir 20 florins à Jacques Agulhon et promet de réaliser une cave pour lui. La reconnaissance de dette est ainsi détachée de l’acte de vente.
Acte 1c : c’est un pacte, un prix fait, l’engagement de BG à construire une cave pour 60 florins, les paiements étant échelonnés en fonction de l’avancement des travaux (10 florins, 10 florins puis 40 florins au terme des travaux).
Acte 1d : quittance selon laquelle Jacques Agulhon a versé 28 florins sur les 40 restant à payer pour le prix de la cave.
D’autres actes existent : une quittance du 23 septembre 1450 pour 3 florins et qui fixe le terme des travaux ; un acte du 3 avril 1451 par lequel BG déclare qu’il ne peut terminer la cave et que la vigne revient à Agulhon. Ce qui signifie que pendant un an la vigne est restée à la disposition de BG, soit pour une vendange : le travail effectué dans la cave apparaît donc comme un moyen de paiement de la disposition temporaire de la vigne.
BG devait construire une « cave à la piémontaise » pour assainir la cave existante. C’est une entrepreneur qui a des valets et qui sous-traite certains travaux. Il paie mal ses partenaires, il est d’ailleurs mis en prison pour dette. Il a peu d’échanges monétaires. Il réalise l’achat de la vigne avec du travail, c’est-à-dire qu’il étale dans le temps le paiement avec le bénéfice tiré du travail des autres.
Il vit en équilibre instable sur plusieurs entreprises intégrées : il loue un moulin, y installe un meunier, y fait travailler de gens pour le faire fonctionner, leur vend parfois des bêtes ; il s’associe avec une veuve qui vend du vin pour lui. Il possède des terres et des maisons. Cet édifice d’entreprises diverses s’écroule à un moment : il perd tous ses biens. Il est analphabète. Parfois appelé magister, il n’est pas maître maçon (il n’appartient pas à la confrérie des maîtres maçons dont le statut a été confirmé en 1475) et se fait appeler « fontainier » à la fin de sa vie.
Les actes 1a 1b et 1c sont donc liés : ils constituent une seule et même transaction ; chacun d’eux ne peut être interprété sans les autres. 1a est un titre de propriété qui valide des droits sur de la terre transmissibles aux descendants. 1b le contredit en ce que le paiement n’a pas été fait contrairement à ce que 1a affirme. 1c est le prix fait. Il semble que chaque acte soit distingué en fonction des temporalités potentielles de la transaction. La transaction que porte l’acte 1a ne peut s’expliquer que par la relation entre vendeur et acheteur, y compris le prix de « vente » de la vigne qui est affecté par cette relation.
La deuxième chaîne de contrats comprend deux actes : un acte de vente d’une terre à BG (2a) et une reconnaissance de dette de BG (2b). 2a est instrumenté à la demande de BG. D’où vient à nouveau le déploiement en plusieurs actes de la transaction ? Distinction de temporalités ? volonté d’une jouissance immédiate effective d’un bien ? Quoi qu’il en soit, il révèle l’intensité des relations entre les partenaires. Le fractionnement d’une transaction en actes autorise-t-il des usages multiples des divers actes ? Confère-t-il une position particulière au notaire qui est seul détenteur de l’ensemble des éléments de la chaîne ?
Ces dossiers montrent qu’en suivant une seule personne, les arrangements personnels derrière les conventions notariées se font jour, ces arrangements qui n’apparaissent pas quand on a un usage historique uniquement nominal des actes notariés.

Compte-rendu de l’atelier 5 - 6 juin 2014

« Autour des transactions »

L’atelier du 6 juin 2014 a été divisé en deux parties : les deux premières présentations ont permis de s’intéresser au para-transactionnel, à tout ce qui se situe « autour des transactions » et que leur réalisation suppose. La troisième intervention a été l’occasion de revenir sur la question - classique - de la valeur probatoire l’écriture des transactions, avec l’exemple précis de transactions marchandes.

1- Laurent Feller – Autour de transactions foncières au haut Moyen âge

Trois dossiers sont présentés, le premier situé en Lombardie au IXe siècle, le deuxième dans les Abruzzes au IXe siècle, le troisième en Westphalie au XIe siècle. Ici on détaille les dossiers 2 et 3 émanant de recueils constitués au XIIe siècle (cartulaire et texte hagiographique).
Dossier sur les acquisitions foncières de Karol (Abruzzes, IXe siècle).
Une grosse dizaine d’actes (n°50-60) issus du cartulaire du monastère de San Clemente a Casauria constitué au XIIe siècle sont retenus. Les actes sont des acquisitions de terres effectuées entre 835 et 870 par Karol, fils de Liutprand. C’est un paysan aisé qui cherche à accroître l’importance de son patrimoine : dans tous les actes conservés par ce cartulaire, il ne procède à aucune vente. Il développe des stratégies visant :
- 1. à son enrichissement personnel ;
- 2. à l’affirmation de son pouvoir social en développant ses clientèles ;
- 3. à confirmer sa place dans la hiérarchie sociale en multipliant les alliances avec des membres de l’aristocratie locale (de petits officiers, très bas de gamme dans l’organigramme carolingien mais qui ont une importance non nulle pour l’administration du territoire).
Le cartulaire conserve des notices d’actes datant du IXe siècle, ne retenant que certaines informations sur les transactions foncières : noms des personnes, évocation des biens avec leur surface, prix, paiement… Toutes ces informations ne sont pas présentes dans tous les actes. L’hypothèse faite par Feller-Gramain-Weber (pour La Fortune de Karol. Marché de la terre et liens personnels dans les Abruzzes au Haut Moyen Age par Laurent Feller, Agnès Gramain et Florence Weber, École française de Rome, 2005) a été que les éléments d’information écartés l’ont été en raison de leur manque de pertinence pour la transaction concernée. Par exemple, le prix est indiqué quand le bien est difficile à évaluer ; prix et surface sont indiqués ensemble quand la transaction est proche d’une situation de marché et associe une mesure et une évaluation. Les divers éléments de transaction sont ainsi considérés comme signifiants :
- par exemple, la concession d’animaux de trait est un élément de patronage ;
- les actes signalent précisément par quelle transaction, de quelle provenance viennent les biens qui sont l’objet des transactions ici documentées, les modes d’acquisition des biens échangés : Karol échange des liens avec des personnes en même temps que des terres.
- on ne vend pas une terre à n’importe qui : n°51 Karol échange des terres avec le gastald Aldo, ces terres viennent de son propre beau-père, c’est-à-dire qu’elles sont un élément patrimonial. Cette transaction couronne les opérations antérieures de Karol. Ainsi Karol s’insère dans un ensemble politique en jouant sur le marché foncier, cet ensemble politique étant lui-même un ensemble de micro-transactions foncières auxquelles il aura désormais accès.
- actes écrits à la première personne : Karol dit « je vends », comme en une quittance.
[=> La série des actes concernant Karol montre que les différents éléments constitutifs d’une transaction sont chargés de signification et que cette signification a autant à voir avec la valeur des liens noués qu’avec celle des biens fonciers échangés.]
Dossier sur quelques transactions de Meinwerk, évêque de Paderborn.
Le dossier (voir les deux fichiers 1 et 2) compte une dizaine d’actes passés par Meinwerk, évêque de Paderborn, conservés dans sa Vita qui a été composée au XIIe siècle (Teckhoff, Franz, Das Leben des Bischofs Meinwerk von Paderborn, Hannover 1921 (MGH, ad usum scholarum)). Le texte hagiographique a été commenté par T. Reuter dans Property and Power in the Early Middle Ages, W. Davies et P. Fouracre dir., 1995. Ces actes sont intégrés à la narration au même titre que d’autres événements de sa vie. Ils ne sont pas précisément datés, mais ils se situent vers 1015-1020. L’ordre chronologique n’est pas respecté dans l’exposition. Les actes sont en fait classés par ordre social : chanoines, moniales, nobles, hommes ordinaires, pauperes (faibles et indigents à la fois dans ce cas), femmes. Le vocabulaire des transactions est riche : les verbes qui désignent les transferts de terres sont variés (tribuere, dare, conferre, contulere, accipere…) et permettent de distinguer les sens conférés aux transferts (par exemple la charité).
Par ces transactions, l’évêque reçoit des terres et donne en contrepartie divers biens :
- notamment des rentes en nourriture à des femmes, la terre étant transformée en revenu
- des objets qui classent ses interlocuteurs et rendent public leur rang (cheval, écu, lance…). Il joue sur une gamme étendue de biens pour classer les membres de la société westphalienne.
[=> ce dossier montre comment un puissant construit sa domination sur un territoire à travers des transactions, leurs éléments matériels et lexicaux, qui tissent et ordonnent un réseau de patronage.]

2 – Marie Dejoux – Transactionnel et para-transactionnel : un dossier sur une rente de l’abbaye d’Ambert, 1378-1379

Dossier de 7 documents conservé dans la série du gouvernement de l’Ile-de-France du Trésor des chartes. Il comporte notamment un « compte de voyage » (J 162, n°28(2)) qui renseigne sur le « paratransactionnel », c’est-à-dire tout ce qui entoure matériellement la transaction : les déplacements, négociations… Il dévoile aussi une chaîne de transactions.
Il s’agit d’un dossier qu’on peut qualifier de « transfixe » (« transfixe » désignant un acte rattaché par le sceau à un autre) : un trou sur chaque acte montre que ces actes étaient reliés entre eux (cousus), ce qui explique que le compte de voyage ait été conservé.
- J162n°29(4) = vente (passé à Provins) par le père de Marguerite d’une rente en grains, tenue en fief du roi, à l’abbaye Notre-Dame d’Ambert (ordre des Célestins), août 1378.
- J162n°27(1) = charte d’amortissement royale en forme solennelle en faveur de l’abbaye au sujet de cette rente.
- J162n°30 = quittance devant la prévôté de Paris (notaires Foucquaut et Montigny), acte attaché à la vente, qui montre que le versement du montant de l’achat a été devant notaires à Paris, septembre 1378.
- J162n°28(1) = mandement des conseillers du domaine au receveur d’Orléans d’acquitter 600 francs car le roi a racheté la rente (septembre 1379) ; le roi réintégrant la rente dans le domaine royal et interrompant la transaction entre le père de Marguerite et l’abbaye. Le mandement mentionne la compensation des frais de l’abbaye qui explique que l’on procède au décompte de ces frais.
- J 162, n°28(2) = compte de dépenses sur papier dressé par l’abbaye.
- J162n°31 = mandement au receveur d’Orléans qui a tenté de récupérer les grains de l’année antérieure de payer les 600 francs prévus.
- J162n°32 = quittance devant la prévôté d’Orléans par le procureur de l’abbaye des 600 francs et de 15 francs de frais (décembre 1379).
Les trois premiers documents émanent des archives de l’abbaye : la vente, la quittance, la charte d’amortissement (qui a été cancellée par l’administration royale ensuite) ; ils ont été versés dans les archives du roi quand le domaine a racheté la rente.
Le dossier révèle une chaîne circulaire de transactions : Le roi concède une rente en fief à Marie, qui la cède en héritage à Marguerite Boutefeu sa fille, qui la vend à l’abbaye Notre-Dame d’Ambert, qui la cède moyennant indemnisation au roi.
Les deux premières transactions ne sont pas documentées par des actes conservés : la concession en fief et le legs. La cause de la conservation des documents qui renseignent sur la vente et la rétention royale de la rente tient à la question des frais de la vente de la rente par Marguerite.
Le compte de voyage révèle les coûts (« mises et despens ») de la transaction de vente, en particulier les longs voyages nécessaires aux démarches des acheteurs :
Un premier voyage de 8 jours pour deux moines d’environ 150 km d’Orléans à Montbléru, pour lequel on peut compter 4 jours de voyage et 4 jours de séjour ; objectif = « pour traictier du marchié et pour veoir l’age de la venderesse ».
Un deuxième voyage (5 jours) du procureur de l’abbaye qui se déplace à cheval (chevaux étant loués), afin de « enteriner le marchié » ; au retour, il s’arrête à Provins pour faire l’acte de vente.
Un troisième voyage du prieur et du procureur à Paris pour passer la vente devant les notaires et sans doute obtenir la charte d’amortissement (5 jours).
Temps total de la transaction : 18 jours. Pour un budget total de 129 sous, soit six livres et neuf sous. On note que le compte n’est peut-être pas systématique : il ne mentionne pas le coût des chevaux utilisés par les moines lors du premier voyage.
Le compte montre aussi le coût de confection des différents actes : 224 sous au total, soit deux fois plus que les déplacements.
Il mentionne aussi le vin bu (32 sous).
En tout 19 livres, 5 sous.
[=> Transiger coûte cher : en voyage, en frais d’écriture, en vin. Transiger, c’est voyager. L’essentiel du temps de transaction se passe en déplacements.]
Le compte a été ensuite audité par la monarchie et a été revu (comme le montrent les mentions marginales) pour parvenir finalement au chiffre de 15 francs mentionné dans la quittance finale :
- Les frais d’hébergement et le vin sont validés par une mention marginale.
- Les frais de chancellerie, sans doute gonflés par l’abbaye, ont été revus drastiquement par les gens du roi au moment de l’audit du compte : pour les lettres de quittance et de vente, « Transeat solum XL sous » signifie que 40 sous sur les 48 sont validés ; l’auditeur du compte retranche 6 livres, 17 sous (137 sous) du grossoiement de l’amortissement, réduit désormais à 39 sous.
D’où nouvelle somme de 12 livres parisis, soit une réduction de 7 livres et 5 sous. Le montant finalement acquitté à l’abbaye est de 15 francs d’or, qui se situe à mi-chemin entre la somme initialement demandée et la somme préconisée par les gens du Trésor Royal, montant qui doit résulter d’une négociation. L’abbaye ne s’en tire pas si mal au final : obtient cette somme et les grains de l’année précédente et celle de l’année en cours, soit en tout 18 muids de blé et 20 muids et 8 émines d’avoine. Le roi Charles V est de fait assez favorable de manière générale aux Célestins.

3- Cédric Quertier – Statut légal et utilisation en justice des écritures marchandes

Ce dossier, en cours d’analyse, revient sur le thème de l’inscription des transactions en s’interrogeant sur l’utilisation en justice de l’écrit transactionnel. Il comporte des extraits de procès devant le tribunal de la Mercanzia de Florence et des statuts de la Mercanzia (XIVe siècle), relatifs à l’usage des livres de comptes marchands devant ce tribunal et complétés par la bibliographie sur la doctrine juridique. Les débats ordinaires de la Mercanzia impliquent l’exhibition de livres et de correspondances de marchands. Il existe d’ailleurs des registres de dépôt temporaire de documents privés à la Mercanzia à la fin du XIVe siècle (série Depositi di scritture notamment).
Ainsi un procès de 1375 entre Guardi et Nicollo di Giovanni di Galligai et Duccio di Nicollo da Empoli (ASFi, Mercanzia, 193, fol. 15rv, 15 février 1375 ; fol. 24v, 20 février 1375 ; fol. 25r-26r, 20 février 1375 ; fol. 34v, 6 mars 1375 ; fol. 43v., 18-19 mars 1375) entraîne la consultation et copie authentique par un notaire de leurs livres, un notaire attestant en personne (ego…) devant le tribunal le contenu de ces livres et constatant les écarts entre les deux livres. Les comptes doivent en effet être validés par un notaire pour être pris en compte en justice. Le procès montre également le recours aux livres de compte pour vérifier si les dépositions du demandeur et du défendeur sont justes. Quand les dépositions et les écrits varient, un interrogatoire des parties puis une déclaration sous serment peuvent compléter et permettre au juge de reconstituer l’opération litigieuse. Ce procès illustre enfin ce que certains procès qualifient de « vérité des affaires ». Le juge cherche autrement dit à reconstituer les actions réelles des protagonistes en s’appuyant sur des preuves écrites et en vérifiant si elles corroborent leurs déclarations. Le déroulement des débats montre en particulier que chaque document éclaire une partie des relations entre acteurs et peut différer de la déposition initiale.
Il est possible de reconstituer l’argumentation, qui éclaire les étapes de la transaction entre marchands, artisans et courtiers répartis entre Pise, Florence et Prato.
Cette partie du procès est déclenchée (ASFi, Mercanzia, 193, fol. 15 rv, 10 février, copie dans le registre le 15 février 1375) par une lettre de la Mercanzia au notaire-syndic de la nation florentine à Pise, pour qu’il fournisse des copies des livres de comptes conservés à Pise. Le juge de la Mercanzia en a besoin pour confronter ces éléments écrits avec les arguments des deux parties, Guardi et Niccolo di Giovanni Galligai et Duccio di Niccolo da Empoli, à propos d’une dette non payée sur des ventes de dos de cuir. Une saisie a en effet été demandée par les frères Galligai pour récupérer le paiement que devait faire Pagolo d’Andrea, calzolaio, de Prato pour l’achat de dos de cuirs à Arrigho di Giunta da San Miniato. Les Galligai affirment vouloir obtenir le remboursement de la dette d’Arrigho di Giunta à leur encontre, alors que Niccolo da Empoli affirme que cet argent lui revient, car il aurait acheté les dos de cuir à Pise pour ensuite les donner à Arrigho, contestant ainsi davantage le paiement de la transaction que le transfert de biens. Comme tous les éléments ne sont pas clairs, la Mercanzia demande donc à son syndic à Pise de fournir les actes attestant des actions de chacun. Ensuite, la Mercanzia informe de sa démarche son consul, Andrea de Buonconti, membre d’une famille marchande pisane très proche du pouvoir seigneurial de Pietro Gambacorta (ASFi, Mercanzia, 193, fol. 24v, 10 février, copie le 20 février 1375).
Le troisième acte (ASFi, Mercanzia, 193, fol. 25r-26r, 14 février, copie le 20 février 1375), plus long, fournit le rapport circonstancié et la présentation de ce qu’a trouvé le syndic à Pise, accompagné des représentants des institutions pisanes : l’acte retranscrit dans l’ordre ce qui a été trouvé, quels points sont en discordance, avant de noter le rapport du notaire-syndic, suivi de l’interrogatoire des acteurs sur place pour qu’ils puissent compléter par leurs témoignages les livres de compte afin d’exposer plus clairement leur action. Il apparaît ainsi que certaines actions échappent à l’écrit. Ce troisième acte est divisée en deux parties : une copie en latin des documents fournis par les notaires pisans qui ont consulté les livres de compte et une lettre en florentin, faisant office de rapport du notaire-syndic au juge de la Mercanzia. La narration en latin rédigée sous forme authentique, avec soin et portant le signum officiel (ac in scriba publice facte […] in hac formam redigi e ad maiorem cautelam meum signum e nomi aposuis consueta), est faite par un notaire de Pise (Giovanni, fils de ser Nardi, notaire d’Arena). Le notaire pisan rappelle avoir consulté le livre d’un courtier pisan (Vivianus ser Dini) qui a fait un change public sur demande de Niccolao Vannis de Florence et exhibe son livre. Le notaire fait une copie des actes concernant deux transactions d’Arrigho da San Miniato, l’une avec Tadeo Bindo et l’autre avec Tomaso Manni. Le courtier en question se présente alors devant le consul des marchands de Pise et son notaire, exhibe ses livres, dont le contenu est copié par ce dernier (la date, le montant unitaire et le poids total de la marchandise, permettant de calculer le prix total sont indiqués dans les deux cas).
La deuxième partie de l’acte contient le rapport du notaire-syndic de la nation florentine. Il explique d’abord le contenu et les témoignages des marchands concernés par le livre du courtier Viviano di ser Dino de Pise : les deux achats (à Taddeo di Bandino et à Tomaso di Manno) sont recopiés sur le livre du courtier acheteur. Les informations sont ensuite confrontées à celles contenues dans les livres des vendeurs.
Le premier vendeur (Taddeo di Bandino) montre son livre aux experts, mais expose n’avoir rien écrit dans son registre : la vente a bien eu lieu, le prix a donné lieu à discussion, mais a été autorisé par Duccio da Empoli ; ce dernier a remis une scripta autographe et a payé une grande partie de la transaction. Le notaire-syndic copie dans sa lettre cette scripta : Duccio di Niccolo da Empoli s’engage à payer dans un mois les 18 dos de cuirs achetés à Taddeo di Bandino, cuoiaio. Le mois d’intervalle doit certainement permettre la revente et la collecte des liquidités permettant de solder la transaction.
La deuxième personne (Tommaso di Manno) à avoir vendu au courtier de Pise montre également son livre, qui indique la transaction et des frais de courtage.
Dans un troisième temps, le notaire-syndic fait la synthèse des informations et note une discordance entre le livre de compte du 2e vendeur (Tommaso di Manno) et la reconnaissance de dette de Duccio da Empoli concernant la paroisse où a eu lieu l’opération, sa date et la quantité de dos de cuir vendus. Dans un quatrième temps, il procède donc à un interrogatoire des parties opposées. Le courtier pisan affirme que le vendeur (Tommaso di Manno) s’est trompé de jour. Ce dernier répond que les informations contenues dans son livre sont justes ; que si le nombre de dos de cuir varie, c’est parce que l’acheteur en a conservé un certain nombre ; enfin, la divergence de lieux s’explique aisément : le vendeur a écrit depuis S. Martino, mais l’acheteur habite bien à S. Martino in Chinzica. Les témoignages contradictoires sont donc indispensables pour corriger les erreurs, éclaircir les questions d’homonymie et pour justifier les actions de chacun en rapport avec leur inscription scripturaire : certaines actions (le prélèvement d’une partie des cuirs) échappent ainsi à l’écrit.
Dans un cinquième et dernier temps, le vendeur, Arrigho di Giunta da San Miniato, prête serment en présence du syndic de la nation florentine et de trois témoins (non nommés) : il jure ainsi avoir acheté les dos de cuirs pour les envoyer ensuite à Prato afin de les vendre à Pagolo d’Andrea, et confirme ainsi un pan de l’argumentation initiale des plaignants qui n’apparaissait pas dans les livres de compte pisan.
Ce procès suit précisément les prescriptions de la doctrine médiévale, qui a abordé la question de la validité juridique des écritures marchandes, et les règles du statut de la Mercanzia florentine. Ainsi, le juriste Balde (1400), qui a été avocat de l’art des marchands florentins et a enseigné à Pise et à Florence, tient les écritures marchandes pour des preuves semi-pleines qui doivent être confirmées par la fama. Quatre hommes dignes de foi de l’art du marchand peuvent les confirmer. Parce que les marchands prêtent serment à leur corporation lors de leur immatriculation, et qu’ils tiennent tous leurs livres de compte selon la coutume locale, leurs écritures ont une valeur supérieure aux autres écritures privées. Mais leurs seules écritures ne suffisent pas à créer d’obligation. Dans le cas présent, l’écrit marchand est ainsi confirmé par des interrogatoires. D’après Guillaume Durand (1296), trois catégories d’écritures privées se distinguent : les écritures pour soi qui n’ont aucune valeur probatoire, les écritures entre marchands qui ont une force probatoire si elles vont à l’encontre des intérêts de la personne (l’opposition prouverait leur « objectivité »), les livres de compte dont le statut est ambigu, car ils n’ont pas toujours de valeur probatoire.
Les statuts de la Mercanzia (pour le statut de 1324 : ASFi, Mercanzia, 3, fol. 29r-30r, rub. 22-24 ; 34rv, rub. 36 ; pour celui de 1393 : ASFi, Mercanzia, 5, fol. 23rv, rub. II, 12 ; fol. 27v-28r, II, 19 ; fol. 37v-38r III,5-6) codifient l’exhibition des livres de comptes marchands : le tribunal peut contraindre les marchands à les présenter au tribunal pour en faire une copie rapidement (3-8 jours), leur tenue en est réglementée (précision de l’identité du détenteur du livre dans l’incipit, chaque écriture doit concerner une opération avec sa date, sa cause, son montant ; le ductus du marchand doit être respecté : chaque écriture doit être de la main du marchand et le marchand appose son signum et fait valider une autre écriture par trois témoins s’il délègue cette écriture). Pour être authentique et être recevable en justice, la copie de ces livres doit être faite par un notaire (ASFi, Mercanzia, 3, fol. 29r, rub. 22 ; 5, fol. 27v-28r, II, 19).
Les ratures doivent donc être justifiées, selon le statut florentin de 1394 (ASFi, Mercanzia, II, 19 ; fol. 37v-38r), par des instruments publics ou les livres bien écrits des autres changeurs. Un autre procès, de mai-juin 1395 (ASFi, Mercanzia, 227, fol. 4v-6v, 4 mai 1395 ; fol. 22v-23r, 3 juin 1395 ; 17r-18v, 7 juin 1395) convoque ce cas : Benedetto di Gherardo, quand il récuse sa dette de plus de 754 florins d’or à l’égard des héritiers et des syndics chargés de liquider la faillite de Bono di Taddeo Strada, utilise l’argument de la cancellation faite à son insu par un associé de Bono Strada, dont il fait constater par un comptable (Sandro di Francescho di Boccio, vaio) l’écriture de forme différente, ce qui est préjudiciable pour la compagnie et nuisible pour Benedetto di Gherardo.
Garantir la valeur probatoire des livres de compte suppose de punir fortement les faussaires : ceux qui déposent de faux témoignages ou des écritures falsifiées sont capturés et remis à la justice du podestat ou du capitaine du peuple (ASFi, Mercanzia, 3, fol. 34rv, rub. 36 [1324] ; 5, fol. 37v-38r, III ,6 [1393]). La Mercanzia peut également obliger les faussaires qui ont manipulé les livres de comptes (arrachage de feuilles ou cahiers, écriture trop peu détaillée ou portant des informations erronées) à les refaire selon la bonne coutume florentine, avec même la possibilité de les torturer après 1393 (ASFi, Mercanzia, 3, fol. 29v-30R, rub. 23 [1324] ; 5, fol. 37v, II, 5 [1393]).
Ces mêmes statuts florentins (1394) énoncent que nulle écriture privée n’a de valeur juridique sauf celles entre marchands et artisans, ou sur des marchandises, et à la seule condition de payer à la commune la gabelle sur les contrats (ce qui concerne certaines transactions seulement comme les contrats de dot sur scritta ou acte sous seing privé ; ASFi, Mercanzia, 5, fol. 27r-28r, II, 19). La valeur probatoire des écritures privées est plus étendue que ce que préconisait Guillaume Durand au XIIIe siècle, mais la mise en conformité avec le fisc signe un début de reconnaissance de l’écriture privée en justice.
La confrontation en justice de livres de compte marchands est faite par des experts dans ce type d’écritures, les calculatores selon Bartole, qui doivent obtenir les documents des marchands, les expliquer au tribunal, en faire un rapport pour permettre au juge de prendre sa décision. Il s’agit souvent de confrères marchands. Dans le cas du procès de 1375 évoqué ici, c’est le notaire-syndic de la nation florentine à Pise, Francisco di Vanni Muzzi, qui fait ce rapport synthétisant les observations des notaires attitrés de la corporation marchande pisane qui l’accompagnent. Le juge tranche ensuite.
Le contenu des livres doit ensuite être confirmé par leurs détenteurs : le tribunal recueille donc leurs avis (ASFi, Mercanzia, 3, rub. 22 [1324] ; 5, fol. 27r-28r, II, 19 [1394]). L’avis de témoins est également recueilli. Pour les juristes (Baldo et Petro degli Ubaldi), les écritures seules ne rendent pas automatiquement le marchand responsable (notion d’obligation), il faut qu’elles puissent être confirmées par des éléments matériels non modifiables (notion de cause, le bien qui fait l’objet de la transaction) et doivent décrire des éléments vraisemblables (d’où l’obligation de mentionner les montants, dates et de décrire les marchandises). C’est pourquoi les marchands doivent confirmer oralement devant le tribunal qu’ils sont à l’origine de cette transaction, et bien souvent préciser pour quelle raison ils ont agi de cette manière. Ainsi seulement l’écriture du livre de comptes acquiert-elle une valeur probatoire. En cas de défaut des écritures marchandes, il est possible de renvoyer le jugement du cas à un serment prêté devant trois témoins devant la corporation.

Discussion :
La production de livres marchands est liée à une décrétale de Clément V qui l’exige pour prouver l’usure (début du XIVe siècle). A la fin du XIVe siècle, elle sert aussi à mieux taxer les contribuables florentins. Florence se distingue par son haut degré de confiance à l’égard des écritures marchandes, la doctrine étant globalement plus méfiante. Les glossateurs traitent des « écrits communs », catégorie d’écritures intermédiaire entre privé et public (cf. M. Fortunati, Scrittura e prova. I libri di commercio nel diritto medievale e moderno, Rome, Fondazione Sergio Mochi Onory per la storia del diritto italiano, et P. Nardi, Studi sul banchiere nel pensiero dei glossatori, Milan, Giuffrè, 1979). Sans témoins, les livres marchands ne servent à rien car ils doivent être confirmés.
Jérôme Hayez ajoute qu’à Avignon, la procédure d’authentification des papiers marchands par les Florentins est faite par les maîtres de la confrérie des Florentins d’Avignon dédiée à saint Jean Baptiste. L’oral prime donc sur l’écrit, beaucoup de compagnies étant d’ailleurs fondées sans acte écrit. Cédric Quertier précise toutefois que le tribunal de la Mercanzia tranchant des conflits relatifs à des marchands florentins présents à Pise a recours à la procédure sommaire, les témoins restant rares dans les confrontations entre marchands. Cette juridiction est mal connue, mais dans les juridictions des arts ou commerciales étudiées par Andrea Caracausi à Padoue et à Florence pour la période moderne (A. Caracausi, « Procedure di giustizia in età moderna : i tribunali corporativi », Studi storici, 2008/2, p. 323-360), le tribunal peut choisir d’utiliser la procédure sommaire ou ordinaire en fonction de la nature du conflit, ce qui pourrait expliquer les dépositions de témoins devant la tribunal de la Mercanzia.

Eléments de bibliographie :
- MINAUD Gérard, « Les juristes médiévaux italiens et la comptabilité commerciale avant sa formalisation en partie double en 1494 », Revue Historique, 2011, t. 313/4, n° 660, p. 781-810.
- FORTUNATI Maura, Scrittura e prova. I libri di commercio nel diritto medievale e moderno, Rome, Fondazione Sergio Mochi Onory per la storia del diritto italiano, 1996.
- NARDI Paolo, Studi sul banchiere nel pensiero dei glossatori, Milan, Giuffrè, 1979.
- DE ROOVER Raymond, « The Development of Accounting prior to Luca Pacioli according to the Account Books of Medieval Merchants », dans ID., Business, banking, and economic thought in late medieval and early modern Europe : Selected studies, KIRSHNER Julius éd., Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1974, p. 119-180.
- LATTES Alessandro, Il diritto commerciale nella legislazione statutaria delle città italiane, Milan, Hoepli, 1884, p. 281-294.
- GOLDSCHMIDT Levin, Storia universale del diritto commerciale, POUCHAIN V. et SCIALOJA A. trad., Turin, Unione tipografico-editrice torinese, 1913, p. 295-308 [Handbuch del Handelsrecht, Stuttgart, Ferdinand Ente Verlag, 1891].

Compte-rendu de l’atelier 6 - 6 février 2015

 Brève introduction de l’atelier, portant sur le lexique des transactions médiévales (J. Claustre).

Pour la première fois, le groupe de travail s’est élargi à des chercheurs extérieurs, Emmanuel Huertas, Raphaël Eckert et Eléonore Andrieu.
Au cours des précédents ateliers, passant d’un contexte à l’autre, du haut au bas Moyen Age, d’un type documentaire à l’autre, tantôt la diversité lexicale, tantôt la répétition lexicale nous ont frappés. Cette question a pu être abordée séparément par certains des membres du groupe sur certaines catégories de transactions : par exemple L. Feller et Ph. Bernardi sur le lexique de la rémunération du travail dans Rémunérer le travail (2014) ; J. Claustre sur le lexique de la dette et de l’obligation (en particulier l’obligation corps et biens) à Paris au XVe siècle… Dans le cadre de ce groupe de travail, le terme de lexique a été choisi comme intitulé par commodité et est pris dans un sens large, embrassant à la fois le vocabulaire et la syntaxe. De même le terme de « transaction » devrait être reçu largement : on peut penser non seulement aux substantifs et verbes désignant un don, une vente, un échange,… mais aussi à tous les mots (substantifs, verbes, adverbes…) qui désignent les étapes qui ponctuent la transaction et qui sont censés contribuer à sa réussite.
La méthode de travail du groupe est une lecture collective serrée (“close reading”) de brefs dossiers de documents relatifs à des transactions (plusieurs transactions d’un acteur central, une transaction connue par plusieurs documents émanant de plusieurs acteurs, plusieurs transactions du même type et connues par un même type de document). Pour l’atelier sur le lexique des transactions, une méthode différente peut s’y joindre, qui peut sembler plus adaptée au questionnement sémantique, à savoir un travail par examen de corpus assez amples.
Cet atelier pourrait tourner autour de quelques questions principales : comment s’exprime le fait de transiger, de passer convention ? Quelles sont les conditions linguistiques de réussite ou d’existence d’une transaction ? Quelles sont la forme et la structure du discours transactionnel médiéval ? Le but de la séance n’est pas d’entamer un recensement exhaustif des mots des conventions médiévales, pas même un recensement exhaustif dans un contexte chronologique et spatial précisément situé, même si la réflexion doit passer nécessairement par l’étape qui consiste à établir une liste de termes. Il s’agit plutôt de caractériser le vocabulaire qui désigne l’action de transiger, de lier des personnes par l’intermédiaire de biens. Comment se structure ce vocabulaire ? Comment se hiérarchise-t-il ? Le but est d’aller au-delà des impressions d’indistinction, de diversité, de dispersion, de fluidité du vocabulaire médiéval et de tenter de mettre dans ces impressions de l’ordre sémantique, voire chronologique.
Une dernière question qui se pose est : quels sens ce lexique revêt-il pour les transactions considérées ? La réflexion sur le lexique des transactions engage la réflexion sur le cadre cognitif des transactions – qui est une des étapes prévues par le groupe de travail-, donc la conception chrétienne des transactions. De fait, l’historiographie sur la pensée éthico-économique, dans le sillage de Giacomo Todeschini et avant lui de Ovidio Capitani, s’inscrit dans une tradition philologique et accorde une grande attention au lexique : usura, pecunia, pretium, credere, fides, possessio sont scrutés… Pour cette école historique qui s’est structurée depuis 30 ans, le langage de la foi et celui du marché apparaissent dans leurs similitudes, les théologiens et pasteurs médiévaux utilisant à foison les métaphores financières pour expliciter les dogmes de la foi chrétienne. Cette école éthico-économique a montré que le lexique des transactions humaines a été, à la fin de l’Antiquité et aux premiers siècles du Moyen Age, réemployé pour concevoir et exprimer les échanges entre les hommes et dieu (cf. Valentina Toneatto, Les banquiers du seigneur), afin d’en mieux montrer, par le recours aux mêmes mots, la différence essentielle par rapport aux rapports humains et de concevoir la place des élites chrétienne dans ces deux types de rapports. La similitude des lexiques des transactions humaines et des transactions entre les hommes et dieu n’a donc rien de fortuit ou de simplement pédagogique et tactique, elle n’est pas non plus une invention datable du décollage commercial de l’Occident, elle correspond à une manière particulière d’articuler ces deux types de transactions dans leur écart et de concevoir à travers elles la communauté chrétienne comme communauté politique.
Un enjeu d’études portant sur le lexique et de la syntaxe des transactions médiévales est donc le suivant pour le groupe de travail : elles doivent porter sur des corpus documentaires non réduits au domaine éthico-économique (théologie, scolastique, sermons, plus récemment comptabilités de couvents), afin d’éprouver la validité des découvertes faites par cette école historique et d’être attentifs à ce qui pourrait être, dans ces transactions, hétérogène à ce cadre. Le travail du groupe devrait être sensible en particulier à ce qui peut se différencier, marquer des évolutions, par rapport à un langage éthico-économique qui apparaît comme d’une étonnante fixité sur près de dix siècles.

Discussion sur l’enjeu et l’objet de l’atelier.
- Eleonore Andrieu : les notices Du Cange intègrent désormais la hiérarchie des sens mise à jour notamment par cette école historique (par exemple sur le mot « trésor »).
- Emmanuel Huertas : comment intégrer un membre de cette école dans le groupe de travail ? G. Todeschini semble vouloir faire mieux dialoguer histoire des idées et histoire sociale.
- Laurent Feller : l’école éthico-économique prend en compte maintenant les comptes, comme dans la thèse de Clément Lenoble.
- Julie Claustre : Cl. Lenoble arrive à la conclusion que le lexique franciscain des transactions tel qu’il apparaît dans ces comptes est propre au monde du couvent ; par exemple, tous ses revenus sont appelés « aumônes » elemosina, ce qui reflète leur règle de vie, mais pas nécessairement ce qui est aumône pour les fidèles et pour l’Église plus généralement. Quant aux sermons, N. Bériou (2004) montre que ceux des franciscains ne se distinguent pas des sermons des séculiers et du propos ecclésial traditionnel au sujet des transactions humaines.
- Eléonore Andrieu : il est indispensable de prendre en compte l’ensemble de la narration, de la syntaxe d’un texte, pas seulement quelques mots, pour y saisir la logique des transactions. C’est l’une des causes de la difficulté d’intégrer les documents littéraires dans un travail d’historien, en-dehors du fait que ces documents littéraires sont bien souvent non situés, sans auteur. Pourtant, ces documents littéraires sont porteurs d’une pensée laïque qu’il faut analyser, parce qu’elle est susceptible de différer de la pensée ecclésiale, même s’ils portent également l’écho de la vision éthico-économique.

 Emmanuel Huertas (université de Toulouse), Au cœur des transactions. L’investiture dans les actes de Pistoia (11e-12e siècle)

Les termes « investiture » et « investir » sont très présents au Moyen Age et les sens que les auteurs de dictionnaires du médio-latin ont pu leur trouver nombreux (voir Niermeyer 2002, Blaise 1975, Parisse-Goullet). Le Du Cange de 1678 propose les synonymes suivants : traditio et missio in possessionem, en ajoutant un long commentaire qui précise que l’investiture ne peut pas se faire seulement verbalement, mais doit se faire par un instrument notarié et par un symbole. Suit une longue liste d’objets ayant servi à l’investiture. Cette notice a été réutilisée en 1976 par J. Le Goff pour son article sur le rituel de la vassalité. L’historiographie reste confuse sur l’investiture, imprégnée notamment par les thèses germanistes qui, au XIXe siècle, ont fait de l’investiture et de la saisine une forme différente de possession par rapport au droit romain. Marc Bloch semble avoir été marqué par ces thèses (La société féodale). F-L. Ganshof (Qu’est-ce que la féodalité ?) conteste la conception de la saisine et possession présente chez Bloch, mais propose quant à lui une vision très romaniste de l’investiture comme rapport possessoire, qui n’est pas plus satisfaisante et pose notamment des problèmes de chronologie insurmontables.
Le dossier des investitures de Pistoia permet de reprendre la question sur d’autres bases.
A Pistoia, le contrat de concession foncière du haut Moyen Age, livello, disparaît à partir de la fin du XIe siècle au bénéfice de textes d’investiture, soit per tenimentum soit per affictum.
Deux types de textes : chartes/notices avec des différences marquées. Entre autres différences diplomatiques, la charte (carta) se caractérise par un style subjectif et une souscription ; la notice par son style objectif et l’absence de souscription (voir les doc 1 a et b avec les donations du juge Lambert).
Les notices se développent à partir du XIe siècle et l’investiture y devient envahissante : une tradition formelle s’instaure (formulaire de la notice + lexique de l’investiture). Désormais, toutes les concessions foncières (ex : doc 2a et b, investitures classiques) sont traduites en termes d’investiture, ce qui s’articule mal à l’idée que l’investiture est un rapport possessoire. En général, on traduit alors le mot latin investivit par « concéda ». L’investiture s’impose dans beaucoup de situations différentes (en particulier féodales), de transactions différentes, pas seulement dans les concessions foncières. Cette diffusion de l’investiture est contemporaine de la « Querelle des Investitures » et de la réflexion sur l’investiture qu’elle a entraînée.
L’investiture se déploie en des usages insolites. Voir le doc. 3, une investiture insolite : trois laïcs reçoivent du chapitre Saint-Zénon une terre et investissent le prévôt du chapitre, en particulier de la capacité de les pénaliser en cas de non paiement des redevances (dont le montant apparaît donc dans cette clause de pénalité). Le verbe investire semble donc réversible dans cet usage. Un autre exemple (doc. 4, une investiture à propos d’un manse) montre que le concessionnaire d’un manse investit le prévôt du chapitre de ce manse, le locataire investissant donc le bailleur. L’investiture réciproque est également possible (doc. 5), concédant et concessionnaire s’investissant réciproquement.
L’investiture peut servir à investir de droits, comme des dîmes (doc. 8, des dîmes controversées) et semble équivalente à une promesse : deux documents de 1131 correspondant à la même transaction suggèrent cette équivalence (8a et b). Elle peut servir aussi à exprimer des engagements divers, comme dans le doc. 9a (les moulins) où elle sert à sceller l’engagement de ne pas modifier le lit d’une rivière sur laquelle se trouve un moulin. Passée mutuellement entre des associés (consortium et contrahentium), elle sert à nouer des association d’exploitation de moulin (1163, acte 9b).
On constate donc la polysémie et la variation du contenu juridique de l’investiture. Investire signifie avoir un droit sur un bien et/ou une personne et ne se comprend que si l’on rapproche droits réels et droits personnels. C’est pourquoi en faire un rapport possessoire est ambigu, car par l’investiture, une personne est vêtue de droits qui peuvent s’appliquer dans des transactions très variables. Le champ d’action de l’investiture à Pistoia, et au-delà en Italie, est en fait très large. La réduire comme semble y inviter un manuel de notaire florentin du 13e siècle à l’investiture féodale (doc 10) est trompeur. C’est pourquoi pour comprendre le sens de transactions comme les concessions foncières, il est nécessaire de prendre toute la documentation qui recourt à la même forme discursive.
Dans le contexte de la Querelle des Investitures, Placide de Nonantola définit l’investiture comme le signe (signum) qui montre que « mon droit devient le tien », donc un signe qui montre le transfert de droits. L’investiture est ainsi la manifestation publique de l’existence d’une transaction sur des droits. C’est pourquoi la notion accueille une vaste gamme de transactions.

Discussion :
- L. Feller : l’HDR de Ph. Depreux porte notamment sur l’investiture, signale des chartes racontant le rituel d’investiture et la présence d’objets parfois joints à ces chartes.
- E. Huertas : l’investiture apparaît à l’époque carolingienne, mais se modifie ensuite.
- J. Claustre : l’investiture apparaît comme un mot « attrape tout » et fondamental pour passer une transaction dans ce contexte de Pistoia, comme d’autres mots dans d’autres contextes (« confession » ou « obligation »…). Le lexique des transactions se hiérarchise autour de certains mots comme ceux-là. A-t-on des éléments sur ce mot au-delà de la région de Pistoia ?
- E. Huertas : même chose en Toscane de façon plus générale, à Mantoue (étude de Torelli), en Italie plus largement.
- I. Bretthauer : signale un formulaire normand de la fin du XIIIe siècle qui fait de la donation la matrice de toutes les transactions ; rappelle l’importance de la publication des contrats, montrée aussi par certains types d’actes normands pour lesquels la lecture à la paroisse était indispensable.
- E. Andrieu : en français, le mot « investir » n’existe pas au XIIe siècle, mais le mot « saisine » existe dès le XIIe siècle. Il faudrait s’intéresser au mot vulgaire employé pour traduire investitura. Il est important de suivre le lexique d’une région dans les deux langues (latin/vulgaire).

 Raphaël Eckert (université de Strasbourg), Les transactions pénales (XIIe-XIIIe siècles)

La communication de R.E. permet d’une part de réfléchir à l’historicité de la notion de « transaction » choisie par le groupe de travail, grâce à l’exploration de celle de transactio, mot qui a été transposé dans le français « transaction » vers 1280. Le travail de définition juridique effectué au Moyen Age est de ce point de vue très précieux. D’autre part, de prendre en compte des transactions portant sur autre chose que des biens (achat de la paix, de la tranquillité…).
En droit, on peut définir la transactio comme un contrat qui permet de mettre fin à un litige au moyen de concessions réciproques. C’est donc très différent de l’échange ou de la transaction au sens ethnographique, même si une transaction, pénale ou civile, entraîne le plus souvent un échange onéreux (une personne renonce à des poursuites contre de l’argent). Aux XIIe et XIIIe siècle, se construit le modèle d’une justice hiérarchique qui tente de confisquer le règlement des litiges pénaux au nom de l’intérêt public et d’enlever aux parties la possibilité de passer des transactions pénales. La documentation sur laquelle s’est fondée la thèse d’histoire du droit de Raphaël Eckert, se compose des gloses du droit romain, du droit canonique, de coutumiers, statuts territoriaux et chartes locales. Des extraits de ce corpus sont donnés dans l’exemplier fourni. On peut y suivre les réactions de l’ordre juridique aux pratiques de transaction pénale qui se maintiennent et se font notamment par actes notariés. Ces pratiques restent difficiles à saisir, même si elles ont laissé des traces dans la jurisprudence.
Les juristes médiévaux ont interdit ou bien strictement encadré ces pratiques de transaction pénale. La documentation juridique procède donc à un voilement : la transaction onéreuse est le plus souvent cachée et présentée comme gratuite, dès lors, elle devient licite, le pardon et la remise gratuite des offenses étant valorisés. La terminologie en matière de transaction pénale a été tôt fixée : le mot transactio est présent dans le corpus justinien (C.2, 4, 38 et D. 2, 15, 1) ; des oeuvres du XIIe siècle rapprochent transactio de pactum (Summa trecensis) et de compositio (Epitome exactis regibus), avec cette différence que le pactum est gratuit, contrairement à la transactio et à la compositio. Le Livres de jostice et de plet (XIIIe siècle) a transposé en français pactum en « convenance » et transactio en « pez ».
En droit canonique : Gratien (vers 1140) emploie le terme de pax pour désigner le fait de sortir d’un litige et de se réconcilier (D.90, c. 9 et 10). Il comporte la sanction des renonciations à des litiges par voie onéreuse et interdit le fait, appelé colludio, pour un accusateur et un accusé de s’entendre contre de l’argent (C.2, q.3, c.8). Le terme se retrouve ensuite chez les décrétalistes. Toutefois, Hostiensis (vers 1270) rappelle qu’un désistement à une accusation fait par charité n’est pas répréhensible. Le droit canonique trace donc la limite entre des transactions pénales licites et des transactions pénales illicites.
Les formulaires notariés italiens du XIIIe siècle comportent des formules de carta pacis, concordie sive treuge, qui se présentent comme des formules de transactions pénales gratuites, les transactions pénales onéreuses étant interdites. Les mots principaux de ces formules sont finem, refutationem, concordiam, parfois remissionem, pacem. Certaines mentionnent le baiser de paix fait par les parties (ex : Rolandinus Passagerii).
Un principe exprimé dans les compilations justiniennes est que la transaction vaut aveu du crime : l’accusé qui transige est considéré comme ayant avoué. D’où des développements sur la possibilité de relancer la procédure au cas où un blessé viendrait à mourir après avoir transigé avec son agresseur (Albertus Gandinus, fin XIIIe).
Coutumiers, chartes et statuts urbains désignent les transactions pénales, largement laissées à la discrétion des personnes, comme « pais »/ « pès », compositio, transactio, reconciliatio, pax, concordia. Ces textes mentionnent les crimes qui ne peuvent être l’objet de transactions ainsi que les parents des parties qui interviennent dans ces transactions.
Des propos de Pierre Le Chantre évoquent un autre type de transaction lié à une transaction pénale : il défend la licéité, pour sortir de procès et faire la paix, de payer le juge, car il n’y a pas là une vente de la paix et une usure, mais le salaire du labeur du juge (tantum pretium constitutum est ad salarium iudicis et hoc recipiat pro labore sua).

 Eleonore Andrieu, université de Bordeaux III, Le lexique français des transactions. Un dossier littéraire en langue d’oïl du XIIe siècle

 [1]

Quelques précautions s’imposent quand on utilise le texte dit « littéraire » (voir plus bas les remarques méthodologiques) : ces textes posent des difficultés spécifiques aux historiens en ce qu’ils ne sont situés ni par une date précise, ni par un lieu de production ni par un auteur. Mais on peut/doit tout de même rappeler que ces textes en langue d’oïl (et d’oc) circulent et surtout empruntent le support de l’écrit (premiers manuscrits) assez soudainement à partir de la fin du XIe siècle. Il s’agit d’un événement à considérer comme tel, puisque les langues romanes ont déjà une existence de quatre siècles : l’émergence de ces textes écrits et racontés, malheureusement qualifiés de « littéraires » sans plus de précaution, n’est pas anodine. Les « raisons » d’une telle émergence sont sans nul doute multiples : mais Eléonore Andrieu s’intéresse essentiellement à la manière dont cette littérature en langue d’oïl/d’oc se nourrit des débats suscités par la réforme grégorienne, en particulier à travers le portrait que fait cette littérature du grand laïc. La réforme grégorienne comporte entre autres discours et pratiques une redéfinition des biens ecclésiastiques, de la conjugalité, du travail et suppose que soient mises en place une « distinction » et une nouvelle définition des groupes de clerici et laici. Autant de thèmes « polémiques » pour les grands laïcs dont elle cherche les échos dans la « littérature » du XIIe siècle, si du moins on veut bien considérer ces textes comme une production issue de ce groupe (ce qui ne suppose pas d’ailleurs un discours homogène, fait d’une seule pièce : chaque texte « littéraire » a son propre avis sur les questions abordées !). En l’occurrence, puisque ce point touche à leur identité sociale, à leur fonctionnement, à leurs pratiques et à leur identité symbolique aussi bien, il n’est pas étonnant que le rapport que les grands laïcs entretiennent avec les biens et les échanges soit largement traité par ces textes. Et ce, non pas seulement sous l’angle des « échanges non marchands », des modèles maussiens du don/contre-don généralisé, comme une mythologie « courtoise » et une interprétation un peu décontextualisée de la notion de fine amor, pourtant aussi essentielle que celle de l’amicitia monastique par exemple, a pu le faire croire.
Le lexique des transactions racontées dans ces textes (voir le petit lexique joint par Eléonore Andrieu) est émaillé de mots réversibles, comme « bailler » (« prendre » et « donner »), de mots polysémiques s’appliquant à des choses et à des personnes (« achater » est aussi bien acheter au sens commun que « prendre, se procurer », notamment une femme).
Dans l’exemplier joint, il s’agissait de regrouper les exemples selon une typologie (qu’est-ce qui est l’objet de la transaction ? de qui avec qui ?, sans tenir compte d’autres critères, comme le caractère marchand ou non a priori). Ce classement permet de synthétiser certaines données : les transactions collectées ici concernent des choses, des liens (qui peuvent et parfois doivent se rompre pour que la transaction réussisse : quite, franchise), des personnes. Elles sont notifiées par des émotions (rire, forsenement, amor, amistié, talent, maltalent, travail, savoir gré, merci), des gestes (acoler, baisier, regarder, partir), l’emploi de certains mots (gré, merci, amor ou pas ?) ou leur effacement, des paroles performatives à la première personne (je te doing, je te tieng quite, la vostre merci, je l’otroi, il ne me vient a gré, a tel covent que, je te baille…). Le classement typologique demande donc à être accompagné d’une « mise en liste » de vocabulaire, par exemple, mais il faudrait aussi regrouper les cas selon d’autres principes de classement (cf. exemplier, sous le terme « descriptifs ») : les émotions sont-elles notées ou effacées ? les gestes sont-ils notés ou effacés ? De plus, les transactions s’accompagnent les unes les autres (circulation de femmes et de terres et de fonctions et d’émotions, par exemple), ce qui rend le classement par « objet » caduc en de nombreux cas. Pour toutes ces raisons, ce classement ne fonctionne pas idéalement pour présenter les cas.
Autre problème : ce classement oblige à sélectionner des scènes dans des textes qui sont construits aussi subtilement que des cathédrales et dans lesquels le moment de telle ou telle transaction est construit généralement en série (exactement comme en histoire de l’art) avec d’autres scènes du même manuscrit, ou d’un manuscrit différent du même texte, ou d’un autre texte (la chanson de geste, par exemple, est un art consommé du remploi). Ce sont parfois, pour un autre objet et d’autres acteurs, les mêmes gestes et le même lexique, qui seront remployés pour évoquer l’échec et non plus la réussite de la transaction, etc. Or il est du plus grand intérêt d’examiner l’échec et/ou la réussite des transactions et le fait qu’une réussite suive ou non l’échec dans une même transaction (la temporalité de la transaction est bien lisible dans nos textes, qui font se succéder des « cas » : à quelle condition une vente peut réussir ? à quelles conditions un contrat matrimonial échoue-t-il inéluctablement ?). L’exemplier même très long coupe quand même parfois une série (le plus lisible dans l’exemplier : les plans des romans de Chrétien de Troyes dont l’exemplier tente de rendre compte en totalité : point VI).
Pourquoi avoir isolé les transactions avec Dieu (cas VII) ? Dans une recherche sur les scènes de transactions et sur le lexique, ces transactions, comme l’a montré l’école « éthico-économique », fonctionneraient comme un paradigme, fournissant le vocabulaire, le sens, les gestes de toutes les autres transactions, marchandes y compris : c’est de ce « modèle » que proviendraient toutes les autres mises en scène, et surtout, qu’elles se hiérarchiseraient en valeur et en droit. On peut résumer ce modèle en pensant à l’histoire du terme amor, qui en Latin Tardif donc chrétien manifeste un changement de sens important par rapport au LC, comme l’ont montré B. Bon et A. Guerreau-Jalabert : la problématique essentielle repose sur le fait que le dieu des chrétiens est un dieu capable d’amor, de pietas, de caritas, mais aussi de loier. De là, découle toute la série des gestes et des émotions imputés à un dieu donateur, mais aussi marchand, acheteur, prêteur à usure, patron, rentier, etc. On dirait qu’on peut retrouver les enseignements des analyses de l’école éthico-économique telles quelles dans nos textes dits « littéraires ». C’est ce que montrent en langue romane (d’oïl ou d’oc) les transactions de dieu et de ses créatures dans le Jeu d’Adam (exemplier cas VII.1, p. 67-71, avec un début d’analyse du texte, après celle de Joseph Morsel, dans l’exemplier), ou encore dans la Vie de saint Alexis ou la Chanson de sainte Foy en occitan (les premiers textes de langue dite romane). De là sans doute aussi, la réversibilité des mots du lexique des transactions, et leur représentation sous la forme du cercle (illustration des transactions sans marchés que sont le don-contre don, par exemple, mais aussi le don pur de dieu, transaction humiliante et puissante). De là encore, le transfert et l’identité absolue entre le lexique des transactions marchandes (vente, prêt, achat, crédit, dots, péages, impôts), du « commun » et temporelles, et celui des transactions avec dieu, qui sont elles aussi souvent marchandes, mais bien entendu spirituelles : pas de solution de continuité, mais une hiérarchie (voir exemplier cas VII, p. 72-73, vocabulaire des vies de saints) ; le vocabulaire des transactions avec dieu n’est pas différent du vocabulaire des transactions humaines. Ainsi, dans Renaud de Montauban, dieu apparaît comme un patron qui donne un « loyer » à ceux qui transigent avec lui (v. 100-104 p. 65). Dans Le jeu d’Adam ((texte « ecclésiastique »), pour Abel, Dieu apparaît comme un comptable (v. 707-714, p. 71). Ce qui est opposé et hiérarchisé, banalement, ce sont donc non pas les transactions marchandes et non marchandes (sauf quand l’intérêt économique entre en conflit avec l’intérêt spirituel, quand le comportement rationnel en finalité perturbe le programme « valeur », comme dans la longue scène du Charroi de Nîmes entre un roi et Guillaume, comme dans les mariages de Chrétien de Troyes) mais bien les transactions marchandes et non marchandes spirituelles et les transactions marchandes et non marchandes non spirituelles : conformément au modèle que donne dieu (cf les études de V. Toneatto et G. Todeschini), les textes « courtois » ne dénoncent pas du tout les comportements économiques marchands pas plus qu’ils ne valorisent univoquement un « comportement aristocratique » non marchand ou oblatif.
MAIS (et cela rejoint le propos d’ouverture de l’atelier proposé par Julie Claustre), l’immobilité du lexique et cet aspect « massif » décrit par les analyses éthico-économiques ne doivent pas masquer des diversités de propos tout à fait significatives à propos des transactions et de ceux qui les mènent. Les textes dits « littéraires » montrent que derrière la permanence du lexique qui décrit les rapports de dieu aux hommes et des hommes aux hommes, il y a des inflexions importantes. Ceux du XIIe siècle remploient le lexique mis en place en latin chrétien, mais pour distinguer nettement les « transactions » laïques des autres (en l’occurrence, des transactions monastiques, celles de la « conversion des objets » par exemple). On peut même dire que les textes courtois réfléchissent concrètement à la manière d’effacer totalement le conflit entre les comportements rationnels en valeur que leur ordonne l’Église grégorienne et les comportements rationnels en finalité nécessaire à la survie du groupe seigneurial laïque : comment gagner le ciel, négocier avec dieu un loier sans ajouter aux patrimoines de l’Eglise et donc perdre du sien ? Comment produire en toute autonomie, au sein même du groupe laïc, cette transformation essentielle des spiritualia à partir de temporalia ? Comment retourner au profit (éthique, symbolique, mais aussi très matériel) du groupe laïc la patrimonialisation du pouvoir et des biens à laquelle se livre l’église grégorienne ? Cf. cas de Girard de Roussillon à qui l’ermite promet barnat, terre e onor (exemple p. 63), celui de Guillaume qui aura sa seigneurie, celui de Renaud de Montauban qui attend un meillor gré de Dieu (v. 16, p. 64) en mesurant que l’ovrage lui rapportera plus, certes au ciel, que l’aourage et, certainement, l’érémitisme : il n’attend pas rien, certes, il est dépossédé, certes, il travaille pour une paie minimale, certes, mais il est laïc…
Plus largement, ce qui semble être la règle numéro 1 des transactions réussies dans nos textes courtois, la pratique de l’amor bone (à définir), trouve certes en dieu son modèle paradigmatique : mais cette règle, illustrée à merveille dans le déroulement des romans de Chrétien de Troyes, désigne des comportements fondés à la fois sur le maintien/rétablissement (par la violence éventuellement) de la hiérarchie et parfois, de l’égalité, un mélange équilibré de violence et de miséricorde, de ce qui est marchand (y gagner, sur la terre comme au ciel) et non marchand (tisser des liens, marquer son amor), au profit et en englobant des pratiques laïques (prédation, conjugalité/sexualité, château, etc.). Les cas du point VI évoquant le rétablissement ou le rééquilibrage des transactions consiste en une interprétation possible de ces cas. Les cas I à III ne relèvent pas du tout a priori de l’échelle de l’économie domestique explorée dans le groupe Transiger : ils sont représentatifs de la surabondance des cas concernant une contractualité relative au fonctionnement du groupe aristocratique (« féodalité » : chasements, pactes de fidélité et de services, etc.) dans la littérature. Cela ne signifie pas que leur analyse soit bien balisée chez nous, où pour l’instant, domine l’idée que les transactions aristocratiques sont marchandes seulement de manière honteuse et que les textes, donc, les « enchantent ».
On pourrait appliquer aux cas présentés les analyses de F. Weber et Caroline Dufy : y « coexistent plusieurs principes de comportement qui diffèrent selon les sphères d’activité ou les registres d’action », ce qui est matérialisé par les conflits entre les personnages, au cas par cas. Les chansons de geste et les romans manifestent « la pluralité des raisonnements indigènes selon les moments et les situations » : on aurait affaire « à des mondes à la fois rituellement séparés et socialement connectés », « tissés les uns aux autres dans la trame du quotidien » et entre lesquels les individus doivent opérer des passages continuels. Ce que ne comprend généralement pas le personnage de Guillaume d’Orange, quel que soit le texte où on l’analyse : c’est la source des conflits avec son roi. Les cas présentés dans les chansons de geste, les lais ou les romans (Chanson de Guillaume, Charroi de Nîmes, Erec et Enide…) montrent des personnages allant de comportements marchands vers des comportements non marchands et retour. Les deux logiques discursives et les deux types de comportements coexistent chez les mêmes personnages, de sorte que les textes font toute leur place aux comportements marchands. Les qualités du marchand sont d’ailleurs bien représentées : bien connaître les itinéraires, voyager, savoir fixer les valeurs, savoir négocier…
Dernier point sur ces transactions « littéraires » : ce sont les espaces seigneuriaux qu’elles dessinent : la circulation des objets, des droits, des liens et des personnes se fait dans ces textes en direction des châteaux et des lignées, non de l’église. Et l’accaparement du patrimoine dans le château et la lignée charnelle ou mortelle à la fin des textes est remarquable : il s’agit bien de replacer les transactions de temporalia au niveau supérieur de la hiérarchie des transactions, de donner des exemples de comportements économiques rationnels en finalité qui soient compatibles avec une logique rationnelle en valeur pour les lignages aristocratiques. On peut démontrer cela en repérant que ces textes sont des séries de transactions et d’un texte à l’autre certaines transactions se retrouvent. D’où la nécessité d’un corpus imposant. Une des logiques de narration de ces textes est précisément la succession des transactions, l’échec d’une transaction inaugurale en entraînant une autre… L’échec de la transaction est toujours expliqué par la logique du récit, le sort des personnages. Toutefois, cette thématique est très peu étudiée par les spécialistes, à l’exception de Philippe Haugeard qui a travaillé sur le thème de la largesse. Les littéraires considèrent en général que le vocabulaire des transactions est sans intérêt car il renverrait seulement au don/contre-don, une thématique bien connue. La logique d’exposition de ces textes répond à la question : qu’est-ce qu’un grand seigneur laïque ? Dans cette perspective, la manière de mener des transactions est révélatrice des qualités et des défauts de celui qui aspire à être reconnu comme tel et donc, des transactions qu’il mène.
La différence avec les textes cléricaux, qui font aussi sa place au registre marchand, est que dans ces œuvres, c’est l’espace du château qui polarise les biens, et non les églises, et qu’à la fin du récit, un établissement seigneurial est fondé. Tout se passe comme si une pensée laïque était à l’œuvre dans ces récits, une pensée qui procède par imitation, émulation, remploi de la logique éthico-économique cléricale : le dédoublement des discours transactionnels y est ainsi « controuvé » selon un terme médiéval.
Exemples : dans le Charroi de Nîmes (p. 9-21), la transaction entre le vassal et le roi échoue car la logique de calcul du roi (logique économique marchande : garder le patrimoine de la couronne) n’est pas suivie par son vassal (qui veut un chasement sur ce même territoire). A la fin de Guillaume d’Angleterre (p. 27), deux vrais marchands sont récompensés par la reine qui leur donne des robes. Mais ils n’en veulent car dans ce cas ils ne pourront les revendre, ils ne veulent pas entrer dans la logique du don. La reine les paie donc, puis leur donne des robes. Ces deux marchands apparaissent ici comme des personnages de farce, ridiculisés par la reine. Ces textes multiplient ainsi les situations où il y a conflit d’interprétation sur la transaction entre les partenaires. Autre exemple, Guillaume d’Angleterre (p. 28 et suiv.) : le roi se fait d’abord pauvre volontaire avec son épouse ; puis il se met au service d’un bourgeois et obtient de lui de mener des affaires commerciales à l’étranger. Il devient ainsi le meilleur marchand du monde (analyse de Philippe Haugeard, Ruses médiévales de la générosité,). Il existe également des chevaliers-moines marchands (Guillaume dans le Moniage Guillaume). Ce motif du « déguisement » ou du « devenir marchand/artisan » du seigneur est fréquent. On voit donc que la figure de marchandise apparaît régulièrement comme un masque pour des personnages de grands laïcs. Il est à noter que ce sont là des motifs insistants du déguisement et/ou du changement d’état provisoire dans ces textes : le seigneur devient marchand, ouvrier rétribué, couturière qui vend son travail…. Les vrais marchands apparaissent également dans ces textes, mais assez peu et ils sont toujours surpassés par le seigneur qui marchande. Le seigneur apparaît ainsi comme le personnage qui peut occuper toutes les fonctions sociales : c’est le meilleur des marchands, comme il est le meilleur des ouvriers aussi parfois.
Il existe aussi des ermites conduits à devenir marchands par des seigneurs. Par exemple dans Yvain ou Le chevalier au lion, (mais ce passage de l’ermite devenant marchand n’est pas commenté par J. Le Goff dans son article célèbre). Ou encore dans Tristan de Béroul. L’ermite apparaît comme transformé par le seigneur à travers les transactions qu’il doit réaliser, il est ainsi réinséré de force dans la communauté humaine.
Un autre élément important pour la figure du seigneur et l’analyse des transactions, d’un point de vue laïc, est la lutte contre le vol. Les vols (de biens ou de personnes : les rétentions en fait, dans un mariage-prison ou dans un trésor, ou dans une « mauvaise coutume ») sont nombreux dans ces textes et on attend du bon seigneur qu’il lutte contre eux, par divers moyens mais d’abord par la violence : il lui faut rétablir la circulation des droits, des biens, des personnes, à son profit d’ailleurs. Ainsi ces textes apparaissent comme un éloge des échanges marchands pour autant qu’ils sont tenus par un pouvoir seigneurial qui sait être violent et hiérarchique. Les mauvaises transactions (du vol au mariage quand il est une négociation ratée) apparaissent systématiquement comme des situations de faillite de la seigneurie, de désordre social, que le seigneur doit régler : à la source des transactions ratées, dans ces textes, il y a toujours une « égalité » contractuelle trop grande, un défaut de hiérarchie (vendeur/acheteur ; homme/femme ; seigneur/vassal).

 Remarques méthodologiques : De « vieux problèmes » : les textes littéraires, le littéraire, l’historien

Etant donnée l’échelle d’observation choisie par le groupe (l’économie dite « domestique » ou encore « économie du commun »), le sondage que je propose à travers le XIIe siècle dans des textes qualifiés de « littéraires » avait peu de chance a priori de fournir des données descriptives à propos des transactions. Soit, si l’on prend une définition anthropologique, des « pratiques de création et de conduite de liens entre des personnes par l’intermédiaire de biens » (Julie Claustre). La faillite d’une telle entreprise fait d’ailleurs partie des débats les mieux balisés de l’historiographie contemporaine : sans parler du courant qui analyse les textes dits littéraires comme de pures formes poétiques, on peut aussi rappeler (allons-y !) les « vieux problèmes ».
D’une part, les textes du dossier sont des textes dits littéraires. Brutalement, quelques questions : comment l’idéologie que construisent les textes littéraires pourrait-elle participer de la description de faits et de gestes sociaux ? Est-elle de l’ordre du « reflet », de « l’expression » ? Comment vérifier et même définir la traduction du dire littéraire en rapports et faits sociaux ? Ne faut-il pas en rester à l’irréductibilité du « fait littéraire », à son « hors-champ » ?
De notre côté (j’évoque là les spécialistes de la « première littérature romane », celle qui naît dans le long âge grégorien, fin XIe-XIIe siècle), nous n’avons pas encore résolu notre rapport à la notion d’idéologie, qui reste flou et honteux parfois. Nous sommes moins à l’aise en tout cas que les spécialistes des faits religieux et du discours clérical, pour la période qui nous occupe6. Nous considérons encore, et de loin parfois, l’idéologie comme l’enchantement inexorablement flouté des rapports de domination7, ou bien, malgré les travaux de Paul Ricœur8, comme une « utopie » sans aucun rapport au fait social. Nous ne nous autorisons guère à envisager sa « matérialité » (P. Chevallier, que nous suivons ici), ses incarnations, ses productions sociales… Je citais les spécialistes de l’ecclésiologie, je pourrais aussi citer les spécialistes de l’hagiographie, ou encore les spécialistes de la philosophie médiévale : le livre récent (2013) de C. Koenig-Pralong et R. Imbach intitulé le Défi laïque revient sur cette longue réticence épistémologique à attribuer au groupe « laïc » une forme de pensée spécifique et élaborée. Ce faisant, les conditions de possibilité d’une « philosophie laïque » au sens et aux formes propres (et de fait, par la « littérature », de Pétrarque à Christine de Pisan) n’avaient pas été explorées : l’ouvrage tout entier prouve pourtant que le chantier peut et doit être ouvert avec profit ! Par analogie, il est permis de penser que l’on peut accéder aux pensées « laïques » et aux descriptions du fait social présent ou à venir qui seraient élaborées (en transitant par la forme épique, romanesque, lyrique, etc.) par la « littérature » au XIIe siècle. Et que ces informations ne sont pas abstraites de réalisations sociales concrètes. Le dossier littéraire/laïc dont nous disposons pourrait bien être caractérisé par sa capacité à appréhender, de manière spécifique certes, des « expériences individuelles et collectives qui adviennent dans le monde social » (je cite là une sociologue élève de Bourdieu, Chantal Jacquet). Mais une fois que l’on a dit tout cela, reste la mise en œuvre des deux moments de lecture des œuvres : le décodage, puis l’interprétation ! D’autre part, je n’ai pas fait entrer dans ma sélection les textes parfois qualifiés (à tort, on s’en doute) de « réalistes », mettant en scène en tant que personnages principaux des acteurs issus de groupes sociaux rarement représentés (paysans, artisans, etc.) : les fabliaux, les fables, même certaines branches du Roman de Renart. D’abord, je m’en suis tenue à une stricte limite chronologique : la période grégorienne de forte distinction sociale et politique entre laïcs et clerici, qui m’intéresse depuis longtemps comme creuset de production des premières réalisations écrites laïques aristocratiques. Or l’histoire littéraire traditionnelle montre que la présence en littérature (romans, poésie, chansons de geste, fabliaux…) des acteurs dits « populaires » et de leurs préoccupations est plus importante dans le deuxième Moyen Age. Ensuite, j’ai certes exclu de l’exemplier pour l’instant les fables de Marie de France (pensons au Chien et à la Brebis, par exemple), ou les branches de Renart (la branche III de l’édition Roques : les marchands de poisson) produites à cette période. Mais je voulais franchement quêter des transactions relatives à l’économie du commun dans les sources les mieux faites a priori pour ne pas les évoquer, soit une littérature dite « courtoise ». Il m’intéressait d’abord de vérifier, de confirmer ou d’infirmer, le « manque d’intérêt » de ces textes pour le travail, les ventes, les prix… Puis de poser des hypothèses en conséquence, sachant que l’on a affaire avec ces textes à la production d’une aristocratie laïque. De nombreux travaux, récents ou plus anciens, ont montré déjà que l’on peut déceler dans ces textes des interactions, et comme des réponses, parfois vives et outrées, apportées par cette « littérature » aux propositions que contiennent les différents discours ecclésiastiques de la période sur le dominium, la guerre, le travail, la propriété, la parentalité…
Il est difficile de croire, pour le dire autrement, que ces textes aient pu rester imperméables aux mutations/réflexions/réalisations politiques et sociales de la période : par exemple les « transactions matérielles » autour d’un événement seigneurial (que le discours réformateur qualifie désormais d’hérésie simoniaque quand il s’agit d’une élection ecclésiastique), ou encore la « seigneurie » (avec le déploiement de l’identité proprement seigneuriale et territorialisée de l’institution ecclésiale). Pardonnez-moi si je répète des banalités : l’une des constructions majeures du discours de réforme consiste à distinguer en les hiérarchisant en valeur (et donc, en pouvoirs) les clerici et l’ « autre genre de chrétiens ». Or, comme le rappelle F. Mazel, cette distinction s’inscrit entre autres « au cœur du rapport aux biens, aux droits et aux échanges », ce qui permet de définir le « laïc » par « le mariage, mais aussi par la possession des choses temporelles, la propriété ou la culture de la terre » et la nécessité de la « restitution des dîmes » et des « oblations ». Il faudrait évoquer aussi le travail, celui de la terre et celui du marchand, et sa rémunération ou le problème de la vente et de l’achat ! C’est toute la circulation des objets (pour plagier un peu le titre d’un article de Philippe Buc) qui est remodelée dans cette représentation, mais aussi dans le fait social : des choses (spiritualia) et des personnes ne peuvent plus circuler ; d’autres (temporalia) doivent nécessairement circuler (mais dans quel sens ?) pour être transformées. Et les réalisations sociales et politiques qui accompagnent ce discours sont très repérables, qu’il s’agisse, en suivant encore une fois la présentation synthétique de Florian Mazel, de la constitution et du fonctionnement fiscal et juridique de la paroisse, ou encore de sa réponse, soit la « territorialisation progressive de la seigneurie banale », privée de certains revenus. L’histoire des transactions n’est pas sortie indemne de cette « réforme ».
Alors pourquoi des productions orales et écrites mettant en scène des personnages de grands laïcs ignoreraient-elles ces problèmes concrets ? Nous ne sommes pas certains encore de nos résultats, mais ne pas même tenter d’utiliser ces textes littéraires, ce serait revenir à une vieille doxa historiographique, bien résumée par Monique Bourin qui conteste ainsi la théorie du grand partage appliquée aux seigneurs laïques du XIIe siècle : « Les seigneurs ont été longuement décrits comme des sots, ancêtres de don Quichotte, ruinés par la croisade ou leurs entreprises téméraires et par leurs dons aux établissements religieux. Sots de n’avoir pas perçu la hausse des prix, sots de n’avoir pas vu le péril de l’endettement, sots d’avoir si peu et si mal investi dans leur domaines.[…] La rationalité économique est encore contestée à la gestion seigneuriale. » En soi, analyser les transactions dans un corpus de littérature « courtoise », n’est-ce pas faire un pari fondé sur une des grandes leçons de l’ethnographie économique, rappelée et construite par Florence Weber et Caroline Dufy : celle de l’imbrication des comportements marchands et non marchands ? Ne s’agit-il pas de présupposer qu’en dépit des apparences, nous ne nous situerons pas exclusivement, avec ce corpus, du côté des transactions « chaudes », sans marché, entre amour courtois, don pur ou don contre don, table ronde, vassalité « enchantée », etc ? A voir, mais les travaux de Philippe Haugeard ont largement contribué déjà à faire avancer l’enquête sur ce terrain.

Travaux cités par E. Andrieu :

B. Bon, A. Guerreau-Jalabert, Pietas : Réflexions sur l’analyse sémantique et le traitement lexicographique d’un vocable médiéval, Médiévales, 42 (2002), p. 73-88. M. Bourin, Propos de conclusion : conversions, commutations et raisonnement économique, dans Calculs et rationalités dans la seigneurie médiévale : les conversions de redevances entre xie et xve siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 297-324. L’ethnographie économique, C. Dufy, F. Weber, Paris, 2007. Ph. Haugeard, Ruses médiévales de la générosité. Donner, dépenser, dominer dans la littérature épique et romanesque des XIIe-XIIIe siècles, Paris, 2013. Ph. Haugeard, Le magicien voleur et le roi marchand : essai sur le don dans Renaut de Montauban, Romania (123), 2005, p. 292-320. Les nouveaux horizons de l’ecclésiologie : du discours clérical à la science du social, F. Gabriel, D. Iogna-Prat, A. Rauwel dir., BUCEMA, Hors-série n°7 (2013) en ligne. Fl. Mazel, Pour une redéfinition de la réforme « grégorienne ». Eléments d’introduction, La réforme « grégorienne » dans le Midi (milieu XIe-début XIIIe siècle), Cahiers de Fanjeaux, n°48, Toulouse, 2013, p. 9-38.

Discussion :
Si les transactions sont si structurantes pour ces récits, pourquoi sont-elles négligées par les études littéraires ?
Eléonore Andrieu : ces études ont longtemps porté sur la généalogie des motifs littéraires, en particulier celtes, etc. et sur la stylistique et la poétique des œuvres. Il y a aussi un « traumatisme Bédier » sur les chansons de geste : ne plus recommencer à chercher l’origine ecclésiastique des chansons, mais plutôt leur rapport à la « société féodale » (surtout les rapports roi/chevaliers). La situation de la « socio-critique » dans les études littéraires est ambiguë. L’influence des structures académiques n’est pas négligeable (séparation entre la « société courtoise » et d’autres sociétés, qui se consacrent aux chansons de geste). Les études de sociolinguistique, dans la lignée d’un Michel Banniard, sont assez rares finalement.

Discussion sur la suite des travaux du groupe Transiger

Utilité d’une deuxième séance sur le lexique après celle de juin déjà programmée sur un autre thème ? Ce serait l’occasion de s’intéresser aux deux langues, à des dictionnaires bilingues médiévaux (I. Bretthauer).
Un thème étudié par les historiens est celui de l’amour et de l’amitié, en particulier par B. Cursente (« Les amici dans les chartes gasconnes »).
Pour l’ouvrage collectif, prévision du calendrier d’écriture.
Réflexion sur le choix du titre, du mot « transaction », terme commun pour désigner aujourd’hui des échanges humains médiatisés par des biens, utilisé dans le registre commercial, financier, employé de façon normale en sociologie du marché et ethnographie économique. Mais transactio semble au Moyen Age étroitement juridique et renvoyer aux accords qui permettent de mettre fin à un litige (voir le propos de R. Eckert). Le terme aurait récemment migré du registre juridique au registre marchand et le verbe « transiger » est sans doute aujourd’hui plus marqué que le substantif par ce sens juridique. => Assortir le mot d’autres éléments dans le titre (proposition de Kouky Fianu : « Convenir, échanger. Les transactions médiévales »).
En réalité, le fichier du Nouveau Du Cange consulté sur transactio oriente également vers un autre ensemble de sens : en particulier trois occurrences (sur 34 relevées dans ce fichier) des IXe-XIe, en Italie et Roussillon, font de transactio une catégorie englobant un vaste ensemble d’échanges (ex : possessionem aut donationem aut divisionem aut aliqua transactione). Transigere vient de trans-agere, « pousser en avant » et est étranger aux "transactions" qui nous intéressent. Du Cange signale transactare (transferre une possession ou une chose) en 1242 (Statuts de Venise) : cette occurrence semble coïncider avec le sens que nous prêtons au terme « transaction ». Le fichier du Nouveau Du Cange consulté sur transactare confirme l’emploi sur le versant adriatique du nord de la péninsule italienne de ce terme (six occurrences entre 1046 et 1158, dont 4 dans le cartulaire de S. Cassien d’Imola en Emilie, 1 dans les documents commerciaux Vénitiens, 1 dans les chartes de l’abbaye Sta Maria Val di Ponte dans les Marches). Par ailleurs, Didier Panfili a extrait pour nous de 13 cartulaires languedociens les mots transactio/transactatio et transactare. Une première analyse montre que le verbe transactare y est rare (deux occurrences pour désigner des règlements de litiges) et que le substantif transactio ou transactatio avec le sens de transfert de bien est bien présent. Plusieurs remarques peuvent être faites en première analyse : il est présent dans 15 actes entre 1138 et 1198 et son emploi semble générique, puisque soit le terme renvoie à un transfert passé (cas le plus fréquent), soit il figure dans une énumération de types de transactions (ex : venditionis, donationis, transactionis, permutationis...). Cet emploi, bien balisé, reste toutefois minoritaire par rapport aux emplois du terme renvoyant au règlement d’un litige (55 actes entre 1050 et 1253). Une consultation rapide des Chartes bourguignonnes du Moyen Age montre que sur 41 occurrences médiévales pertinentes entre XIIe et XIVe siècle, on compte seulement 4 occurrences correspondant à l’idée de transfert de biens ou de droits dont 3 dans des énumérations (deux en latin dans les années 1180, une en français en 1307).


[1] Eleonore Andrieu a constitué un exemplier volontairement très long (78 pages) afin de ne pas isoler des passages prétendument réalistes (comme on disait avant les années 1990) de textes ayant une cohérence interne qui commande la rédaction de ces passages. Le corpus étudié ne fait référence qu’à des romans, lais, texte dramatique, vies de saints et chansons de geste du XIIe siècle, en langue d’oïl (quelques exemples pour la langue d’oc).

Compte-rendu de l’atelier 7 - 12 juin 2015 - Transactions, relations, réseau

 Brève introduction de l’atelier par Julie Claustre

La thématique retenue pour l’atelier intitulé « transactions, relations, réseau » est la dimension relationnelle des transactions médiévales. Un « réseau » se définit comme un système d’interdépendances, de relations entre un ensemble d’acteurs, système pertinent pour la compréhension des positions sociales de chacun des acteurs. Par différence avec d’autres notions mobilisées dans les sciences sociales, la notion de réseau considère l’espace social comme étant discontinu et éclaté. Par différence avec la classe ou le groupe, le réseau se caractérise par des limites relativement indécises. L’analyse des réseaux peut se situer à plusieurs niveaux ou échelles et lorsqu’elle est systématique, elle tente de combiner ces niveaux et échelles d’analyse : un niveau global (observation de l’ensemble des communautés, des groupes et sous-ensembles d’acteurs), un niveau relationnel (observation des dyades, triades pour caractériser ces relations, leur densité, leur réciprocité) et un niveau individuel (caractérisation des individus pris dans un réseau). Dans la perspective du groupe Transiger, les échelles relationnelles et individuelles sont privilégiées, mais l’échelle globale peut être dans certains cas prise en considération.
L’atelier est centré sur des espaces citadins des XIVe et XIVe siècles, ce qui lui confère son unité, en dépit de la dispersion géographique des villes considérées, Bâle, Saragosse, Lucques, Avignon.
Deux types de contextes sont évoqués au cours de l’atelier :
- d’une part, des transactions dans lesquelles le rôle de la conjugalité est décisif, transactions portant sur la maison conjugale (G. Signori) et actes internes à des couples (M. Charageat).
- d’autre part, des transactions liées à l’exercice d’activités professionnelles, caractéristiques de l’économie urbaine italienne, travail de la soie (D. Chamboduc) et grand commerce (J. Hayez).
Les questions qui se posent sont notamment : comment par les transactions sont créés ou entretenus des liens, dyadiques et plus complexes ? Comment les transactions permettent-elles d’activer et de soutenir des relations et des réseaux, qui sont des enjeux à part entière de ces transactions, au même titre que le sort des biens ?

 Gabriela Signori, Universität Konstanz, ‚Hauswirtschaft’ / Économie domestique. La propriété immobilière comme noyau de l’économie domestique au Moyen Âge tardif. La ville impériale de Bâle, fin XVe siècle

Peu de recherches systématiques sur la position de la maison dans la micro-économie urbaine du Moyen Âge tardif en Allemagne. À la fin du XIXe siècle (au cours de la phase préparatoire du code du droit civil allemand), l’historiographie juridique s’est penchée sur la genèse de la notion moderne de propriété immobilière, l’histoire constitutionnelle s’est intéressée au rapport légal entre droit de bourgeoisie et propriété immobilière. L’histoire sociale s’est concentrée sur la « pierre » comme bien d’investissement, c’est-à-dire sur le marché immobilier. Si précieux que soient ces résultats, aucune de ces approches ne saurait satisfaire à la complexité culturelle de la maison dans laquelle matérialité et identité se rencontrent. Pour désigner cet ensemble, G.S. recourt à la notion de « Hauswirtschaft », que l’on peut traduire par « économie domestique », dans l’acception la plus littérale de cette expression.

1. données de base

Proviennent de 260 contrats d’achat et de vente consignés dans les années 1475 à 1480 dans les registres de la cour des échevins de Bâle (Fertigungsbücher) consacrés aux contrats privés. Le dossier documentaire fournit des extraits et deux tableaux d’analyse de ces données.
Caractère dynamique du marché immobilier : en moyenne, environ 40 maisons sont concernées chaque année ; à partir de 1479, le chiffre doubla, pour un nombre total de 2.000 maisons, soit 4 %, soit un taux cent fois plus élevé que le chiffre actuel pour la ville de Constance. 
75 % des biens immobiliers – maisons, jardins, vignes, prés ou champs – sont achetés par des couples (mariés).
Dans la coutume, ce qui est acquis ensemble par les couples ne pouvait pas être vendu ultérieurement sans l’accord du conjoint.
Idéal des jeunes couples des couches moyennes = néolocalité, c’est-à-dire la fondation de son propre foyer, c’est-à-dire un espace de vie propre, un objet d’investissement, une réserve matérielle et financière.
à Bâle, principe du partage successoral par tiers des biens fonciers acquis en commun par les époux : en cas de décès, deux tiers des biens mobiliers et immobiliers acquis en commun revenaient à l’homme et un tiers à la femme. Ce principe peut être contourné par la concession mutuelle du droit d’usufruit par les conjoints de leur vivant : permet d’éviter un partage précoce au détriment du conjoint survivant, à condition d’obtenir le consentement des enfants majeurs ou des parents. De fait, beaucoup de couples profitaient de cette possibilité.
En conséquence, les transactions immobilières citadines suivaient d’abord le cycle de vie et non des lois régulatrices de l’offre et de la demande. Le prix de vente des maisons resta remarquablement stable au XVe siècle, signe que les immeubles ne se prêtaient guère à la spéculation financière.

2. une propriété grevée de cens et de redevances

85 % des maisons vendues sont assujetties à des redevances seigneuriales de montants variables selon les seigneurs (document 1), qui comportent un cens sur le sol (von Eigenschaft wegen), des lods (laudemium, Erschatz, document 2), des droits d’entrée (Weisung). Le versement des lods était enregistré fréquemment avec la précision in mutatione manuum, soumise à l’accord formel du seigneur noté en marge par le greffier (document 3). En fait, aucun seigneur ne refusait son accord.
Les institutions ecclésiastiques concentraient ces biens fonciers et les redevances constituaient un flux monétaire permanent reliant les ménages propriétaires aux seigneurs.

3. la propriété dite « pleine et entière » (freies, lediges Eigen)

Elle concerne 15 % des biens immobiliers. Leur prix est élevé, bien plus que celui des maisons assujetties à redevances (diagramme 1). C’est une forme de possession privilégiée, réservée aux plus nobles.

4. Modalités de paiement

Le paiement comptant était le mode de paiement privilégié : à s’en tenir à la lettre des contrats, la moitié des maisons vendues sont payées cash. Le paiement fractionné n’est choisi que dans 7 cas sur 260 et fait l’objet d’une clause supplémentaire du contrat de vente (document 5). Mais la clause suivant laquelle « le vendeur reconnaît publiquement avoir reçu la somme fixée ensemble » (deren sich die verköffere bekant bezalt sin seiten) ne doit pas être prise au pied de la lettre (documents 6 et 7 : sur 310 florins censés avoir été versés pour l’achat de la maison Liebeck, seuls 110 l’avaient été effectivement en janvier 1479). Ces cas s’ajoutent donc au tiers des contrats de ventes de maisons qui s’accompagnaient d’un crédit dans les registres. Peu de temps après le contrat d’achat, les acheteurs contractaient une hypothèque, le plus souvent auprès des vendeurs, assise sur la maison concernée (document 8 : achat d’une maison pour 600 florins le 25 août 1478, crédit de 360 florins le 26 août 1478). Ces crédits réduisaient les flux d’argent réellement versés pour les achats immobiliers.
Dans 16 cas, le prix de la maison et le crédit concédé étaient identiques : achats de maisons sans fonds propres. Le prêteur était alors le plus souvent une institution ecclésiastique administrée par la ville, soit l’Hôpital Saint-Esprit, soit « l’auberge des étrangers » (Elendenherberge, document 9, l’écart entre l’acte d’achat et l’acte de crédit est de deux mois dans ce cas). Ce modèle de transaction n’était pas nécessairement altruiste : il permettait aux établissements ecclésiastiques de contourner les lois dites Amortisationsgesetze (droits d’amortissement), répandues dans les villes impériales, qui interdisaient aux institutions ecclésiastiques de posséder des biens immeubles. Formellement, les immeubles en question appartenaient à des laïcs, mais de fait, le possesseur réel était l’Église.

5. Charges hypothécaires

20 % des 260 maisons qui changèrent de propriétaire entre 1475 et 1480 étaient déjà hypothéquées au moment de leur mutation, parfois au double, voire au triple de leur prix. Si une maison était déjà hypothéquée, le vendeur obligeait l’acheteur à poursuivre le paiement des intérêts. Jamais il ne fut question de désendetter l’immeuble. Ce phénomène concernait les hôtels des nobles comme les maisons à bas prix. L’effet de ces charges hypothécaires est de baisser le prix de vente.
Certaines maisons surchargées d’hypothèques ne coûtaient plus rien à la vente : elles sont vendues pour la somme de leur charge d’intérêts. Il était connu que de telles acquisitions étaient imprudentes, mais elles avaient lieu, souvent dans des intervalles courts et elles étaient souvent le fait de jeunes couples. Ceci indique la force du désir de posséder un « chez-soi » chez les couples bâlois.
=> Vers la fin du XVe siècle, la possession de fonds personnels n’était pas une condition indispensable à l’acquisition d’une maison : des personnes qui ne disposaient de rien pouvaient acheter une maison, bien que de moindre qualité. Être propriétaire n’était donc pas un privilège social exclusif, mais la qualité de l’immeuble était socialement distinctive.
Pas de spéculation sur les maisons. Les crédits immobiliers suivaient un flux social tant horizontal que vertical. Ils créaient un réseau de dépendances non seulement économiques mais aussi sociales et politiques entre couples. Ce réseau s’ajoutait à un réseau de dépendances seigneuriales. Ces deux formes d’imbrications et d’obligations dominaient le cadre de vie urbain.
Les maisons étaient tout à la fois des biens matériels et symboliques. La dimension symbolique des maisons se manifeste de quatre manières :
- Dans les couches moyennes (à la différence des nobles), la maison était considérée comme un signe d’émancipation et marquait la séparation du foyer parental.
- La maison était perçue comme un signe d’intégration pour des personnes qui venaient de l’extérieur de la communauté urbaine et qui souhaitaient s’installer dans la ville, à court ou à long terme.
- La maison était un signe d’ascension sociale pour ceux qui passaient de la périphérie au centre.
- Pour les nobles qui tentaient de garder leurs hôtels au sein de leurs familles, les maisons étaient souvent porteuses de leur nom de famille (mémoire familiale)

Discussion

Y a-t-il un marché locatif de la maison ? Cela apparaît comme un placement peu intéressant par rapport aux rentes urbaines, car les locataires changent souvent et paient mal. Pour les locataires putatifs, payer des intérêts hypothécaires est similaire. La ville de Bâle tente t-elle de libérer une partie du sol des droits seigneuriaux ? A Bâle, une aristocratie de 8 familles et les métiers exercent le gouvernement, certaines de ces familles sont seigneurs fonciers et les églises collégiales, seigneurs fonciers, comportent des membres de ces familles. La ville commence lentement à acheter du sol, mais il y a en fait une forte continuité de la propriété seigneuriale du sol sur le temps long.
Y a-t-il des transactions sur les immeubles devant des notaires ? Les transactions sur les immeubles se font devant la ville, dans les registres des échevins, les notaires ne s’en occupent pas.
Vérifie-t-on la solvabilité des acheteurs ? Cela n’apparaît pas dans ces registres. La capacité financière des personnes apparaît dans les registres fiscaux et il existe des Verbotsbücher faisant apparaître les insolvables, faillis et saisis. Mais le crédit n’excède pas la fortune fiscale des personnes en règle générale. Les confessions publiques des dettes fournissent des informations sur la solvabilité des personnes.
Le document 8 semble se présenter comme une vente de cens ou de rente. C’est en fait un acte de crédit associé à une vente de maison et se présentant comme une vente de rente. Il n’existe pas d’étude allemande associant les deux types d’actes, ventes de maisons et ventes de rentes/cens faisant office de crédit.
A-t-on gardé des chartes de transactions ? Il y en a pour d’autres institutions que la ville, plusieurs milliers depuis le XIIIe siècle, et aussi plusieurs milliers de chartes de la ville, la plupart inédites.

 Martine Charageat, Université Bordeaux III, Peut-on parler de transactions entre époux ? Séparations et réconciliations en Aragon aux XVe-XVIe siècles

La conjugalité, la relation entre les époux, est-elle l’objet d’une transaction ? A-t-elle un caractère transactionnel qui consisterait dans l’échange d’une sécurité contre service et sujétion ? Telles sont les questions qui ont guidé cette présentation qui s’appuie sur un dossier de documents.

En dehors de nombreux contrats matrimoniaux stipulant la liste des biens apportés par chaque partie mais qui ne disent rien des étapes de leur négociation, la relation de couple est rarement écrite. Elle n’est écrite que lorsque le contrat conjugal non écrit qui l’inaugure a été transgressé, en cas d’adultère, de violences…
On dispose ainsi de plusieurs types de documents notariés en Aragon, publiés notamment par María del Carmen García Herrero, María Luz Rodrigo Estevan et Miguel Jimenez Pallares :
- chartes de cessation de la vie commune, dans lesquelles le lexique de la clôture des comptes, venu des transactions marchandes, est présent. Ces actes de séparation mettent fin au debitum conjugale et les biens sont gérés en conséquence (document n° 1, 1bis, 2). L’accent est mis sur le renoncement de l’ex épouse à bénéficier du jus viduitatis (doc. 3)
- chartes de restauration de la cohabitation assorties d’un acte de pardon ou d’un acte d’« asseurement » (document n° 5)
- chartes de pardon, précédant soit une séparation soit une réconciliation, comportant des mesures sur les biens conjugaux, et dans lesquelles chacun s’engage à respecter les nouvelles conditions de vie de chacun (doc 4). Ainsi, dans le document n° 5, 1447, deux époux se réconcilient et passent un « asseurement » ou pacte de non agression, garanti sur deux vignes et une maison. Ces trois biens correspondent aux garanties qui accompagnent communément la firma de dot, engagement du mari d’assurer à sa femme la récupération de certains biens au décès de celui-ci, et correspondant à une certaine proportion de ce qu’elle avait amené en dot pour sa part.

On dispose aussi et surtout de procès, d’autant plus intéressants qu’ils font apparaître des éléments transactionnels qui ne figurent pas dans les documents notariés médiévaux : ainsi, les tractations antérieures au mariage, présentées, le plus souvent dans ces procès, par les témoins et/ou les mariés, comme frauduleuses ou forcées. Les archives judiciaires racontent certaines étapes des transactions conjugales, quand elles tournent mal et de façon partiale. Les témoins décrivent également comment toute autre transaction peut-être détournée de son but premier par l’un des conjoints pour faire pression contre l’autre au moment de l’affronter en justice.

L’affaire Germana de Leon contre Ximenez Gaspar de la Caballeria et Maria de Ripalda (dossier A p. 5, 1537), dans laquelle Germana de Leon réclame Ximenez Gaspar comme son mari, revient ainsi sur les négociations ayant précédé un premier mariage de l’époux avec Maria de Ripalda (§A-1), puis sur la rente viagère qu’il a constituée en faveur de celle-ci pour s’en débarrasser (§ A-2), enfin sur l’engagement de cette première épouse de ne pas agir contre lui en échange de cette rente (§A-3).

L’affaire Luys Monbuy (dossier B, p. 6-9, 1560-1563) révèle les multiples tractations et négociations qui entourent le destin conjugal de cet homme. C’est un bigame contre lequel ses deux épouses s’entendent pour que l’une d’elles, dénommée Maria, le récupère. Le procureur de Maria, qui est veuve d’un notaire, raconte la négociation qui a précédé son mariage, les tractations « inopportunes » (importunaciones, importunar…) par lesquelles il l’a obtenu, ainsi que l’échange des consentements (§B-6). Ce premier mariage a été négocié par une femme, Bertholomea Castellano, d’après le témoignage d’un sergent qui l’a arrêté et incarcéré à la demande de Luis pour proxénétisme, dans le but justement de neutraliser son témoignage (§B-8). En défense, Luis raconte comment ses deux épouses se sont entendues, Maria ayant reçu de l’argent de la 2e épouse (§B-2, art. XV, XVI) et les parents de la 2e épouse défrayant des témoins contre Luis (§B-2, art. XVII). En particulier, l’article XX expose que la 2e épouse a promis de payer à un marchand de draps une dette de Luis à condition que le marchand fasse jeter en prison Luis : les épouses détournent une transaction du mari pour mener la leur. Des témoins viennent confirmer les dires de Luis (§B-3 à B-5) et révéler les négociations engagées par Luis pour s’entendre avec ce marchand afin d’être délivré, mais en vain.

 Diane Chamboduc, Université Paris-Sorbonne,Transactions de tisserands soyeux de Lucques au XIVe siècle

Les ouvriers de la soie constituent un groupe très visible dans la documentation notariée et judiciaire de Lucques qui mentionne systématiquement leur activité. En effet, la ville cherche à contrôler la mobilité des tisserands et des métiers de ce secteur d’activité réputé de Lucques, à éviter qu’ils ne s’installent dans d’autres villes et y développent le tissage. Ce contrôle s’étend à tout le contado par le biais d’un recensement annuel des tisserands. C’est aussi un groupe homogène et aisé, d’après les registres d’emprunts forcés de la ville, bien que marqué par des degrés de compétences et des différences de revenus. Un milieu endogame : ils vivent dans les mêmes quartiers, ont des liens financiers et professionnels internes intenses, gèrent des bâtiments en commun, notamment l’église du quartier. Toutefois, ce groupe aisé et cohérent n’atteint aucune force politique réelle au XIVe siècle : ils sont peu présents dans les conseils urbains. Remarque : des étrangers travaillent dans la soierie de Lucques, mais sans être citoyens de Lucques, comme certains Ciompi florentins accueillis après 1378.
Ici la réflexion privilégie les rapports de travail de ces artisans : dans l’ensemble de la documentation lucquoise, peu de contrats de travail sont conservés (quelques contrats d’apprentissage) car ils étaient souvent passés sous écriture privée ou oralement. Mais certaines transactions sans avoir pour objet principal le travail règlent des rapports de travail, fait particulièrement visible pour les ouvriers de la soie. Comment des transactions diverses traduisent-elles des rapports de travail ?
Les trois documents transcrits sont en latin et proviennent du même registre notarié daté de 1366-1367.
Doc 1 = prêt d’un métier à tisser avec tous ses accessoires, d’une valeur de 10 florins d’or, à une femme, épouse d’un batteur d’argent (fabricant de fils d’argent), sans contre-partie apparente. Le métier est déposé dans la maison du mari, où l’acte est signé, située dans un des faubourgs de la ville dominés par les tisserands. L’obligation de travailler à ce métier est associée sans être dite, peut-être parce qu’il s’agit d’une femme qui est concernée, et sans engagement temporel. Le rapport de travail est donc exprimé sous la forme d’un acte de prêt du métier à tisser.
Doc 2 = vente par un marchand de deux métiers à tisser, valant 60 florins, à un homme d’origine florentine, tisserand, contre l’engagement de celui-ci de travailler pour le vendeur pendant deux ans en étant payé le quart de la valeur des tissus produits. Le tisserand devra faire travailler plusieurs personnes sur ces métiers puisque chaque métier engage le travail d’un tisserand et d’un enfant. L’acte prend la forme d’une vente à crédit à terme (deux ans), le crédit créant le lien d’obligation forçant les travailleurs à s’engager dans le temps. Un autre type d’acte aboutissant au même résultat est l’avance sur paiement. Le travail de la soie implique notamment des fileurs, peu qualifiés, des embobineuses, peu spécialisées, les tisserands, irremplaçables et les marchands ; il relève d’un système de Verlag dans lequel la dépendance des travailleurs est forte, même si les tisserands jouissent d’une certaine aisance (contrairement aux travailleurs de la laine). Le crédit y est un instrument de contrôle central qui permet aussi à la ville de contrôler le tissage.
Doc 3 = un notaire loue à deux tisserands un atelier pour qu’ils y travaillent en commun. L’acte fait émerger une association de tisserands, mais n’est pas un acte formel de constitution d’une société. A Lucques la propriété immobilière est assez rare, peu d’artisans y parviennent. Ici le notaire réalise sans doute un investissement immobilier dans un faubourg. Le prix est de 3 florins par an ce qui correspond sans doute à une petite maison. Des photographies montraient quatre documents relatifs au même tisserand de tissus de velours, Nicolao, fils de Johanni Colucci :
- un contrat de dot pour épouser la fille d’un tisserand pour 50 florins ; on se situe dans le quartier San Jacopo de Tumba, au Nord-Est, dans lequel la fabrique de l’église est gérée par les artisans et les tisserands sont procurateurs du quartier.
- la sous-location d’une maison appartenant à un hôpital à un autre tisserand pour des sommes faibles, ce qui dénote une faible aisance et la location d’un métier à tisser valant 8 florins pour 2 florins par an ; l’acte laisse deviner un rapport de sous-traitance entre des tisserands.
- un prêt d’un florin contracté auprès d’une autre tisserand ;
- la co-location d’une maison par deux tisserands qui s’engagent non seulement vis-à-vis du propriétaire, mais aussi l’un envers l’autre. L’un des tisserands disposera des 2/3 de la maison et de la moitié de la boutique pour le travail de la soie, l’autre d’un tiers de la maison et de l’autre moitié de la boutique pour le travail du velours. Ils ne travaillent donc pas ensemble.
Ces quatre transactions d’un même tisserand le lient à d’autres tisserands et les témoins font apparaître à chaque fois un travailleur de la soie. Ces traits qui dénotent la forte insertion des tisserands de la soie sont caractéristiques de ce groupe.

Discussion

Que sont les « droits du métier à tisser » qui apparaissent dans le doc 2 (vente de deux métiers) ? L’appartenance au collège des tisserands de la ville implique le respect des règlements citadins sur les métiers à tisser. Le doc 2 transfère les métiers à tisser et toutes les obligations liées à leur détention, au contraire du doc 1 par lequel seul le métier est transféré, le marchand déposant le métier gardant la responsabilité de ce que la femme fera avec le métier.
Les quatre actes photographiés et relatifs au même artisan proviennent de quatre registres différents et de deux notaires différents.
Les marchands ont-ils le droit de faire travailler des artisans pour eux ? Un artisan indépendant travaille à la tâche et celui qui est qualifié est recherché ; la seule manière pour le marchand de le faire travailler au rythme qu’il définit est le crédit. Le crédit permet de lutter contre la volatilité des tisserands et de contrôler la main d’œuvre. La dette financière devient alors dette de travail, la dette devient la qualification d’un travail non effectué. D’où la construction de chaînes de transactions suivies entre artisans et marchands.
A qui appartient la soie ? Au marchand, du début à la fin du processus ; seuls les marchands peuvent vendre les tissus.
Quel rôle pour la cour des marchands et les juridictions de métier ? On a gardé la réglementation de la cour des marchands, mais aucune archive des métiers. Ceux-ci n’ont pas de rôle politique et la cour des marchands tente de capter toutes les affaires concernant les travailleurs de la soie comme dépendant des marchands. La seule identité politique qui vaille à Lucques est celle de marchand.

 Jérôme Hayez , CNRS-LaMOP, Les relations dans les comptabilités de l’agence Datini d’Avignon

Contexte documentaire : L’« Archivio Datini » compte environ 1200 unités archivistiques, pour moitié des comptes et pour moitié des correspondances et des écrits plus techniques. 300 unités de registres et liasses de carnets de comptes émanent de l’agence d’Avignon, outre plus de 7000 lettres parties d’Avignon (fortes lacunes dans l’autre sens des échanges épistolaires). Elles permettent de connaître le contexte matériel, humain, professionnel de l’agence, et même les aspirations individuelles de ses membres. Datini a rejoint Avignon en 1351, y a créé des boutiques avec d’autres marchands, puis y a créé une agence propre. Il repart en Toscane en 1382-1383, y ouvre des agences dans plusieurs villes italiennes, ainsi qu’en Catalogne. L’agence d’Avignon est maintenue, comme le fondamento de son honneur et de sa fortune et point nodal d’échanges entre France du nord, Catalogne et Italie. Elle est plus spécialisée que d’autres : sur l’importation d’armurerie et la mercerie (sellerie, meubles, textiles mais surtout quincaillerie). L’armurerie est un secteur caractérisé par un fort recyclage : les clients sont également des vendeurs ; une partie du travail métallurgique se fait dans la boutique Datini, une autre (sellerie) à l’extérieur ; Datini a un facteur spécialisé dans cette activité métallurgique, un artisan analphabète. L’Archivio Datini comporte les archives de plusieurs raisons sociales et individus : la compagnie Datini d’Avignon qui associe Francesco D. à quelques associés minoritaires (directeur d’agences, facteurs devenus associés), Datini menant affaires pour son compte ou en association avec d’autres marchands milanais et florentins, agence Datini commissionnée par d’autres compagnies du même réseau ou externes… Toutefois les séries plus nombreuses sont les comptabilités de la compagnie Datini, dont la forme a été étudiée, en particulier par F-J. Arlinghaus (voir le schéma). Il s’agit de comptabilités en partie simple dont les éléments principaux sont les ricordanze, le memoriale et le libro grande. Pour l’agence d’Avignon, les memoriali prennent le dessus, aux dépens des livres censés les alimenter. Les ricordanze, récapitulatifs de l’activité de la journée, ne sont pas systématiques. Les registres sont rédigés par 5 à 8 mains : polygraphie. Ce sont souvent des scripteurs différents qui ouvrent, clôturent et éventuellement contrôlent le livre du fait de problèmes récurrents de tenue (un secteur chronologique n’est clos que 20 ans après sa tenue).
Document présenté : C’est le memoriale de l’année 1386 qui est ici retenu (voir extrait transcrit). Il date d’une période postérieure au départ de Datini et au cours de laquelle la tenue des comptes est améliorée : le manque de visibilité des comptes faisait que certains associés hésitaient à rester dans la compagnie ou redevenir facteurs (salariés, sans part des profits). Les comptes sont désormais alignés sur un exercice annuel débutant le 1er janvier, période de l’inventaire des stocks ; de nouveaux facteurs interviennent à la place du directeur local comme comptables ; on passe d’une division du livre de compte en deux sections (dare / avere) à une comptabilité par ordre chronologique unique. Le memoriale ne comporte que des comptes personnels, aucun compte de marchandise, et quelques ricordanze qui sont des descriptions de marchandises réceptionnées.

Clientèle de l’agence :
Il n’existe pas de terme générique pour désigner les clients de l’agence : on distingue les amici (clients récurrents) et les stranieri (inconnus) ; parmi les premiers, certains sont appelés signori (prélats et seigneurs de la cour, susceptibles de défendre les intérêts de l’agence face aux institutions). Certains comptes personnels sont même anonymes ou presque, le client étant parfois désigné comme « quelqu’un » (uno) ou par une particularité physique ou bien par son lien de familiarité avec un homme de la cour. La description des identités est donc peu formalisée dans le livre, notamment s’agissant de l’inscription spatiale (contrairement à ce que l’on constate dans l’écriture notariée qui classe les habitants en citoyens ou originaires de tel diocèse). Emploi d’appellatifs d’usage quotidien (matronymes, références à liens de familiarité et microtoponymie, noms d’auberges…). On peut distinguer plusieurs cernes dans le monde de l’agence Datini d’Avignon qui compte environ 200 noms par an :
- la maisonnée (casa) : les associés, facteurs et apprentis, artisan logé tout comme la servante, dont les frais personnels et les crédits apparaissent dans les comptes ;
- les artisans travaillant à l’extérieur de l’agence pour elle (sellerie, couture de textiles, …), dont l’activité apparaît ainsi ;
- les marchands résidant en ville ;
- les signori (membres de la cour).
- les hommes d’armes de passage et voyageurs (pèlerins, ambassadeurs, marchands, etc.).
Certains clients sont récurrents : quelques artisans travaillant pour l’agence, quelques membres de la cour. Se dessinent ainsi différents types de réseaux à plusieurs échelles et des relations de fidélité par rapport à certains artisans et à d’autres boutiques.
Le prix n’est pas affiché dans la boutique et il n’est pas fixe, mais il est toujours « à la tête du client ». Parfois on trouve des indices d’une négociation, pour prix global de divers articles ou d’un ensemble d’articles et de services (adaptation, rénovation …) (fato merchato, fol. 94v).

Enregistrement et transactions :
Toutes les transactions passées en boutique sont enregistrées dans les ricordanze. Les memoriali sont en principe rédigés à partir des ricordanze et de feuillets volants (description des balles). L’enregistrement n’a pas un aspect ritualisé, l’autre partie n’est pas nécessairement présente, n’intervient pas graphiquement dans le registre. En revanche, elle participe dans les contrats passés sous seing privé (la scritta) qui ne sont pas très courants dans le contexte commercial (reconnaissances de dettes, quittances…), mais un peu plus que les actes notariés (procurations, protêts…). Les ricordanze sont donc peu formalisées et se situent au ras des transactions. Les memoriali résultent d’une élaboration importante de l’information (abstraction, homogénéisation) et d’un décalage important par rapport aux transactions, même si la comptabilité y est très narrative. Le recours au notaire se produit surtout dans d’autres contextes (testaments, dots, achats-ventes de biens fonciers), à part quelques quittances et reconnaissances de dettes avec certains clients (surtout extérieurs aux milieux d’affaires et quand il s’agit de sommes importantes).
Les prêts importants sont peu nombreux car Datini les contracte seul et ne les fait donc pas figurer dans le registre de la compagnie. En revanche, les avances de fonds destinées à la vie quotidienne du personnel y figurent.
Les transferts de fonds se font surtout par lettres de change.
Apparaissent quelques opérations de troc peu nombreuses (baratto) : un marchand vend de la marchandise et emporte d’autres marchandises de même valeur.

Discussion

Comment identifiait-on la main du scripteur à l’époque ? Ce sont des témoins et experts (autres marchands) qui identifiaient les mains des comptes ou autres écrits marchands et ceux-ci n’étaient exploitables en justice qu’à cette condition ; la validité de ces comptes était donc limitée à quelques décennies (à la vie des témoins capables de dire « c’est la main de tel marchand »). Autre solution : Mercanzia de Florence envoie un expert examiner les comptes et fait authentifier localement certains documents avant leur expédition : une copie de pactes d’association ou un bilan des comptes est authentifié par les maîtres de la confrérie des Florentins d’Avignon (marchands florentins).
Datini fait-il du prêt, diversifie-t-il sa clientèle ? Non.
Arlinghaus conteste la valeur juridique des comptabilités Datini. En fait, il existe divers types de registres qui ont des valeurs juridiques différentes aux yeux des juristes (avec pour certains une catégorie de l’« écrit commun », intéressant la collectivité, à mi-chemin entre l’écrit public et l’écrit privé) et des institutions. Homologation et normalisation des comptes ne concernent que certaines écritures. Les cours recourent plus largement à des experts pour examiner les écrits marchands, à la fois pour identifier les mains de leurs collègues et pour leurs compétences comptables. A la Mercanzia, presque tout écrit privé (ex. correspondance) finit par avoir valeur d’indice. Mais l’écrit du marchand n’a-t-il pas un autre poids ? Pourquoi y a-t-il d’un côté de l’écrit authentique et de l’écrit sur livre « privé » ? Il y a une distinction entre l’écrit brouillon, non daté, presque informe, sans grande valeur, et certains écrits plus formels, dotés d’une certaine valeur au moins au sein de certains milieux (collègues) et dans certaines circonstances ; le recours à l’écrit authentique (notarié) semble surtout motivé par nécessités juridiques (preuve devant tout type de juridiction) ainsi que par les interactions avec une partie de la clientèle (prélats, étrangers de passage, …).
Y a-t-il une dimension d’écriture pour soi de ces livres ? Il y a une dimension plus privée dans d’autres livres absents de ce fonds (livres de raison ou de famille) mais moins orientée vers soi que vers la descendance et les autres membres du lignage ; c’est moins un individu qui s’exprime qu’un porte-parole du lignage ; situation différente de celle de Datini, orphelin d’origine modeste. Une manière d’administrer ses biens par ces écrits ? Aussi dans livres de famille. Une manière de solidifier liens entre associés par les comptes ? Ce n’est sans doute pas le ciment de la réputation et de l’identité symbolique de la casa comme peuvent l’être les comportements, la bonne intelligence des membres, la bonne tenue d’une agence, son apparente prospérité… ou le nom du dirigeant (ces membres surtout florentins sont appelés les « pratesi » dans le milieu d’affaires florentin), mais c’est un recours essentiel pour les associés et facteurs qui intentent des procès à Datini, alors que souvent il n’y a pas d’acte privé de recrutement des salariés ni même parfois d’acte privé de constitution de compagnie mais un accord oral fixant moins précisément les obligations respectives. Donc on peut y voir une manière d’objectiver les rapports qui préserve les intérêts de chacun alors que les correspondances tendent à les remodeler selon des visions concurrentes.