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Accueil du site > Programmes > Transiger > Compte-rendu de l’atelier 6 - 6 février 2015

Compte-rendu de l’atelier 6 - 6 février 2015

par CLAUSTRE Julie - 16 avril 2015

 Brève introduction de l’atelier, portant sur le lexique des transactions médiévales (J. Claustre).

Pour la première fois, le groupe de travail s’est élargi à des chercheurs extérieurs, Emmanuel Huertas, Raphaël Eckert et Eléonore Andrieu.
Au cours des précédents ateliers, passant d’un contexte à l’autre, du haut au bas Moyen Age, d’un type documentaire à l’autre, tantôt la diversité lexicale, tantôt la répétition lexicale nous ont frappés. Cette question a pu être abordée séparément par certains des membres du groupe sur certaines catégories de transactions : par exemple L. Feller et Ph. Bernardi sur le lexique de la rémunération du travail dans Rémunérer le travail (2014) ; J. Claustre sur le lexique de la dette et de l’obligation (en particulier l’obligation corps et biens) à Paris au XVe siècle… Dans le cadre de ce groupe de travail, le terme de lexique a été choisi comme intitulé par commodité et est pris dans un sens large, embrassant à la fois le vocabulaire et la syntaxe. De même le terme de « transaction » devrait être reçu largement : on peut penser non seulement aux substantifs et verbes désignant un don, une vente, un échange,… mais aussi à tous les mots (substantifs, verbes, adverbes…) qui désignent les étapes qui ponctuent la transaction et qui sont censés contribuer à sa réussite.
La méthode de travail du groupe est une lecture collective serrée (“close reading”) de brefs dossiers de documents relatifs à des transactions (plusieurs transactions d’un acteur central, une transaction connue par plusieurs documents émanant de plusieurs acteurs, plusieurs transactions du même type et connues par un même type de document). Pour l’atelier sur le lexique des transactions, une méthode différente peut s’y joindre, qui peut sembler plus adaptée au questionnement sémantique, à savoir un travail par examen de corpus assez amples.
Cet atelier pourrait tourner autour de quelques questions principales : comment s’exprime le fait de transiger, de passer convention ? Quelles sont les conditions linguistiques de réussite ou d’existence d’une transaction ? Quelles sont la forme et la structure du discours transactionnel médiéval ? Le but de la séance n’est pas d’entamer un recensement exhaustif des mots des conventions médiévales, pas même un recensement exhaustif dans un contexte chronologique et spatial précisément situé, même si la réflexion doit passer nécessairement par l’étape qui consiste à établir une liste de termes. Il s’agit plutôt de caractériser le vocabulaire qui désigne l’action de transiger, de lier des personnes par l’intermédiaire de biens. Comment se structure ce vocabulaire ? Comment se hiérarchise-t-il ? Le but est d’aller au-delà des impressions d’indistinction, de diversité, de dispersion, de fluidité du vocabulaire médiéval et de tenter de mettre dans ces impressions de l’ordre sémantique, voire chronologique.
Une dernière question qui se pose est : quels sens ce lexique revêt-il pour les transactions considérées ? La réflexion sur le lexique des transactions engage la réflexion sur le cadre cognitif des transactions – qui est une des étapes prévues par le groupe de travail-, donc la conception chrétienne des transactions. De fait, l’historiographie sur la pensée éthico-économique, dans le sillage de Giacomo Todeschini et avant lui de Ovidio Capitani, s’inscrit dans une tradition philologique et accorde une grande attention au lexique : usura, pecunia, pretium, credere, fides, possessio sont scrutés… Pour cette école historique qui s’est structurée depuis 30 ans, le langage de la foi et celui du marché apparaissent dans leurs similitudes, les théologiens et pasteurs médiévaux utilisant à foison les métaphores financières pour expliciter les dogmes de la foi chrétienne. Cette école éthico-économique a montré que le lexique des transactions humaines a été, à la fin de l’Antiquité et aux premiers siècles du Moyen Age, réemployé pour concevoir et exprimer les échanges entre les hommes et dieu (cf. Valentina Toneatto, Les banquiers du seigneur), afin d’en mieux montrer, par le recours aux mêmes mots, la différence essentielle par rapport aux rapports humains et de concevoir la place des élites chrétienne dans ces deux types de rapports. La similitude des lexiques des transactions humaines et des transactions entre les hommes et dieu n’a donc rien de fortuit ou de simplement pédagogique et tactique, elle n’est pas non plus une invention datable du décollage commercial de l’Occident, elle correspond à une manière particulière d’articuler ces deux types de transactions dans leur écart et de concevoir à travers elles la communauté chrétienne comme communauté politique.
Un enjeu d’études portant sur le lexique et de la syntaxe des transactions médiévales est donc le suivant pour le groupe de travail : elles doivent porter sur des corpus documentaires non réduits au domaine éthico-économique (théologie, scolastique, sermons, plus récemment comptabilités de couvents), afin d’éprouver la validité des découvertes faites par cette école historique et d’être attentifs à ce qui pourrait être, dans ces transactions, hétérogène à ce cadre. Le travail du groupe devrait être sensible en particulier à ce qui peut se différencier, marquer des évolutions, par rapport à un langage éthico-économique qui apparaît comme d’une étonnante fixité sur près de dix siècles.

Discussion sur l’enjeu et l’objet de l’atelier.
- Eleonore Andrieu : les notices Du Cange intègrent désormais la hiérarchie des sens mise à jour notamment par cette école historique (par exemple sur le mot « trésor »).
- Emmanuel Huertas : comment intégrer un membre de cette école dans le groupe de travail ? G. Todeschini semble vouloir faire mieux dialoguer histoire des idées et histoire sociale.
- Laurent Feller : l’école éthico-économique prend en compte maintenant les comptes, comme dans la thèse de Clément Lenoble.
- Julie Claustre : Cl. Lenoble arrive à la conclusion que le lexique franciscain des transactions tel qu’il apparaît dans ces comptes est propre au monde du couvent ; par exemple, tous ses revenus sont appelés « aumônes » elemosina, ce qui reflète leur règle de vie, mais pas nécessairement ce qui est aumône pour les fidèles et pour l’Église plus généralement. Quant aux sermons, N. Bériou (2004) montre que ceux des franciscains ne se distinguent pas des sermons des séculiers et du propos ecclésial traditionnel au sujet des transactions humaines.
- Eléonore Andrieu : il est indispensable de prendre en compte l’ensemble de la narration, de la syntaxe d’un texte, pas seulement quelques mots, pour y saisir la logique des transactions. C’est l’une des causes de la difficulté d’intégrer les documents littéraires dans un travail d’historien, en-dehors du fait que ces documents littéraires sont bien souvent non situés, sans auteur. Pourtant, ces documents littéraires sont porteurs d’une pensée laïque qu’il faut analyser, parce qu’elle est susceptible de différer de la pensée ecclésiale, même s’ils portent également l’écho de la vision éthico-économique.

 Emmanuel Huertas (université de Toulouse), Au cœur des transactions. L’investiture dans les actes de Pistoia (11e-12e siècle)

Les termes « investiture » et « investir » sont très présents au Moyen Age et les sens que les auteurs de dictionnaires du médio-latin ont pu leur trouver nombreux (voir Niermeyer 2002, Blaise 1975, Parisse-Goullet). Le Du Cange de 1678 propose les synonymes suivants : traditio et missio in possessionem, en ajoutant un long commentaire qui précise que l’investiture ne peut pas se faire seulement verbalement, mais doit se faire par un instrument notarié et par un symbole. Suit une longue liste d’objets ayant servi à l’investiture. Cette notice a été réutilisée en 1976 par J. Le Goff pour son article sur le rituel de la vassalité. L’historiographie reste confuse sur l’investiture, imprégnée notamment par les thèses germanistes qui, au XIXe siècle, ont fait de l’investiture et de la saisine une forme différente de possession par rapport au droit romain. Marc Bloch semble avoir été marqué par ces thèses (La société féodale). F-L. Ganshof (Qu’est-ce que la féodalité ?) conteste la conception de la saisine et possession présente chez Bloch, mais propose quant à lui une vision très romaniste de l’investiture comme rapport possessoire, qui n’est pas plus satisfaisante et pose notamment des problèmes de chronologie insurmontables.
Le dossier des investitures de Pistoia permet de reprendre la question sur d’autres bases.
A Pistoia, le contrat de concession foncière du haut Moyen Age, livello, disparaît à partir de la fin du XIe siècle au bénéfice de textes d’investiture, soit per tenimentum soit per affictum.
Deux types de textes : chartes/notices avec des différences marquées. Entre autres différences diplomatiques, la charte (carta) se caractérise par un style subjectif et une souscription ; la notice par son style objectif et l’absence de souscription (voir les doc 1 a et b avec les donations du juge Lambert).
Les notices se développent à partir du XIe siècle et l’investiture y devient envahissante : une tradition formelle s’instaure (formulaire de la notice + lexique de l’investiture). Désormais, toutes les concessions foncières (ex : doc 2a et b, investitures classiques) sont traduites en termes d’investiture, ce qui s’articule mal à l’idée que l’investiture est un rapport possessoire. En général, on traduit alors le mot latin investivit par « concéda ». L’investiture s’impose dans beaucoup de situations différentes (en particulier féodales), de transactions différentes, pas seulement dans les concessions foncières. Cette diffusion de l’investiture est contemporaine de la « Querelle des Investitures » et de la réflexion sur l’investiture qu’elle a entraînée.
L’investiture se déploie en des usages insolites. Voir le doc. 3, une investiture insolite : trois laïcs reçoivent du chapitre Saint-Zénon une terre et investissent le prévôt du chapitre, en particulier de la capacité de les pénaliser en cas de non paiement des redevances (dont le montant apparaît donc dans cette clause de pénalité). Le verbe investire semble donc réversible dans cet usage. Un autre exemple (doc. 4, une investiture à propos d’un manse) montre que le concessionnaire d’un manse investit le prévôt du chapitre de ce manse, le locataire investissant donc le bailleur. L’investiture réciproque est également possible (doc. 5), concédant et concessionnaire s’investissant réciproquement.
L’investiture peut servir à investir de droits, comme des dîmes (doc. 8, des dîmes controversées) et semble équivalente à une promesse : deux documents de 1131 correspondant à la même transaction suggèrent cette équivalence (8a et b). Elle peut servir aussi à exprimer des engagements divers, comme dans le doc. 9a (les moulins) où elle sert à sceller l’engagement de ne pas modifier le lit d’une rivière sur laquelle se trouve un moulin. Passée mutuellement entre des associés (consortium et contrahentium), elle sert à nouer des association d’exploitation de moulin (1163, acte 9b).
On constate donc la polysémie et la variation du contenu juridique de l’investiture. Investire signifie avoir un droit sur un bien et/ou une personne et ne se comprend que si l’on rapproche droits réels et droits personnels. C’est pourquoi en faire un rapport possessoire est ambigu, car par l’investiture, une personne est vêtue de droits qui peuvent s’appliquer dans des transactions très variables. Le champ d’action de l’investiture à Pistoia, et au-delà en Italie, est en fait très large. La réduire comme semble y inviter un manuel de notaire florentin du 13e siècle à l’investiture féodale (doc 10) est trompeur. C’est pourquoi pour comprendre le sens de transactions comme les concessions foncières, il est nécessaire de prendre toute la documentation qui recourt à la même forme discursive.
Dans le contexte de la Querelle des Investitures, Placide de Nonantola définit l’investiture comme le signe (signum) qui montre que « mon droit devient le tien », donc un signe qui montre le transfert de droits. L’investiture est ainsi la manifestation publique de l’existence d’une transaction sur des droits. C’est pourquoi la notion accueille une vaste gamme de transactions.

Discussion :
- L. Feller : l’HDR de Ph. Depreux porte notamment sur l’investiture, signale des chartes racontant le rituel d’investiture et la présence d’objets parfois joints à ces chartes.
- E. Huertas : l’investiture apparaît à l’époque carolingienne, mais se modifie ensuite.
- J. Claustre : l’investiture apparaît comme un mot « attrape tout » et fondamental pour passer une transaction dans ce contexte de Pistoia, comme d’autres mots dans d’autres contextes (« confession » ou « obligation »…). Le lexique des transactions se hiérarchise autour de certains mots comme ceux-là. A-t-on des éléments sur ce mot au-delà de la région de Pistoia ?
- E. Huertas : même chose en Toscane de façon plus générale, à Mantoue (étude de Torelli), en Italie plus largement.
- I. Bretthauer : signale un formulaire normand de la fin du XIIIe siècle qui fait de la donation la matrice de toutes les transactions ; rappelle l’importance de la publication des contrats, montrée aussi par certains types d’actes normands pour lesquels la lecture à la paroisse était indispensable.
- E. Andrieu : en français, le mot « investir » n’existe pas au XIIe siècle, mais le mot « saisine » existe dès le XIIe siècle. Il faudrait s’intéresser au mot vulgaire employé pour traduire investitura. Il est important de suivre le lexique d’une région dans les deux langues (latin/vulgaire).

 Raphaël Eckert (université de Strasbourg), Les transactions pénales (XIIe-XIIIe siècles)

La communication de R.E. permet d’une part de réfléchir à l’historicité de la notion de « transaction » choisie par le groupe de travail, grâce à l’exploration de celle de transactio, mot qui a été transposé dans le français « transaction » vers 1280. Le travail de définition juridique effectué au Moyen Age est de ce point de vue très précieux. D’autre part, de prendre en compte des transactions portant sur autre chose que des biens (achat de la paix, de la tranquillité…).
En droit, on peut définir la transactio comme un contrat qui permet de mettre fin à un litige au moyen de concessions réciproques. C’est donc très différent de l’échange ou de la transaction au sens ethnographique, même si une transaction, pénale ou civile, entraîne le plus souvent un échange onéreux (une personne renonce à des poursuites contre de l’argent). Aux XIIe et XIIIe siècle, se construit le modèle d’une justice hiérarchique qui tente de confisquer le règlement des litiges pénaux au nom de l’intérêt public et d’enlever aux parties la possibilité de passer des transactions pénales. La documentation sur laquelle s’est fondée la thèse d’histoire du droit de Raphaël Eckert, se compose des gloses du droit romain, du droit canonique, de coutumiers, statuts territoriaux et chartes locales. Des extraits de ce corpus sont donnés dans l’exemplier fourni. On peut y suivre les réactions de l’ordre juridique aux pratiques de transaction pénale qui se maintiennent et se font notamment par actes notariés. Ces pratiques restent difficiles à saisir, même si elles ont laissé des traces dans la jurisprudence.
Les juristes médiévaux ont interdit ou bien strictement encadré ces pratiques de transaction pénale. La documentation juridique procède donc à un voilement : la transaction onéreuse est le plus souvent cachée et présentée comme gratuite, dès lors, elle devient licite, le pardon et la remise gratuite des offenses étant valorisés. La terminologie en matière de transaction pénale a été tôt fixée : le mot transactio est présent dans le corpus justinien (C.2, 4, 38 et D. 2, 15, 1) ; des oeuvres du XIIe siècle rapprochent transactio de pactum (Summa trecensis) et de compositio (Epitome exactis regibus), avec cette différence que le pactum est gratuit, contrairement à la transactio et à la compositio. Le Livres de jostice et de plet (XIIIe siècle) a transposé en français pactum en « convenance » et transactio en « pez ».
En droit canonique : Gratien (vers 1140) emploie le terme de pax pour désigner le fait de sortir d’un litige et de se réconcilier (D.90, c. 9 et 10). Il comporte la sanction des renonciations à des litiges par voie onéreuse et interdit le fait, appelé colludio, pour un accusateur et un accusé de s’entendre contre de l’argent (C.2, q.3, c.8). Le terme se retrouve ensuite chez les décrétalistes. Toutefois, Hostiensis (vers 1270) rappelle qu’un désistement à une accusation fait par charité n’est pas répréhensible. Le droit canonique trace donc la limite entre des transactions pénales licites et des transactions pénales illicites.
Les formulaires notariés italiens du XIIIe siècle comportent des formules de carta pacis, concordie sive treuge, qui se présentent comme des formules de transactions pénales gratuites, les transactions pénales onéreuses étant interdites. Les mots principaux de ces formules sont finem, refutationem, concordiam, parfois remissionem, pacem. Certaines mentionnent le baiser de paix fait par les parties (ex : Rolandinus Passagerii).
Un principe exprimé dans les compilations justiniennes est que la transaction vaut aveu du crime : l’accusé qui transige est considéré comme ayant avoué. D’où des développements sur la possibilité de relancer la procédure au cas où un blessé viendrait à mourir après avoir transigé avec son agresseur (Albertus Gandinus, fin XIIIe).
Coutumiers, chartes et statuts urbains désignent les transactions pénales, largement laissées à la discrétion des personnes, comme « pais »/ « pès », compositio, transactio, reconciliatio, pax, concordia. Ces textes mentionnent les crimes qui ne peuvent être l’objet de transactions ainsi que les parents des parties qui interviennent dans ces transactions.
Des propos de Pierre Le Chantre évoquent un autre type de transaction lié à une transaction pénale : il défend la licéité, pour sortir de procès et faire la paix, de payer le juge, car il n’y a pas là une vente de la paix et une usure, mais le salaire du labeur du juge (tantum pretium constitutum est ad salarium iudicis et hoc recipiat pro labore sua).

 Eleonore Andrieu, université de Bordeaux III, Le lexique français des transactions. Un dossier littéraire en langue d’oïl du XIIe siècle

 [1]

Quelques précautions s’imposent quand on utilise le texte dit « littéraire » (voir plus bas les remarques méthodologiques) : ces textes posent des difficultés spécifiques aux historiens en ce qu’ils ne sont situés ni par une date précise, ni par un lieu de production ni par un auteur. Mais on peut/doit tout de même rappeler que ces textes en langue d’oïl (et d’oc) circulent et surtout empruntent le support de l’écrit (premiers manuscrits) assez soudainement à partir de la fin du XIe siècle. Il s’agit d’un événement à considérer comme tel, puisque les langues romanes ont déjà une existence de quatre siècles : l’émergence de ces textes écrits et racontés, malheureusement qualifiés de « littéraires » sans plus de précaution, n’est pas anodine. Les « raisons » d’une telle émergence sont sans nul doute multiples : mais Eléonore Andrieu s’intéresse essentiellement à la manière dont cette littérature en langue d’oïl/d’oc se nourrit des débats suscités par la réforme grégorienne, en particulier à travers le portrait que fait cette littérature du grand laïc. La réforme grégorienne comporte entre autres discours et pratiques une redéfinition des biens ecclésiastiques, de la conjugalité, du travail et suppose que soient mises en place une « distinction » et une nouvelle définition des groupes de clerici et laici. Autant de thèmes « polémiques » pour les grands laïcs dont elle cherche les échos dans la « littérature » du XIIe siècle, si du moins on veut bien considérer ces textes comme une production issue de ce groupe (ce qui ne suppose pas d’ailleurs un discours homogène, fait d’une seule pièce : chaque texte « littéraire » a son propre avis sur les questions abordées !). En l’occurrence, puisque ce point touche à leur identité sociale, à leur fonctionnement, à leurs pratiques et à leur identité symbolique aussi bien, il n’est pas étonnant que le rapport que les grands laïcs entretiennent avec les biens et les échanges soit largement traité par ces textes. Et ce, non pas seulement sous l’angle des « échanges non marchands », des modèles maussiens du don/contre-don généralisé, comme une mythologie « courtoise » et une interprétation un peu décontextualisée de la notion de fine amor, pourtant aussi essentielle que celle de l’amicitia monastique par exemple, a pu le faire croire.
Le lexique des transactions racontées dans ces textes (voir le petit lexique joint par Eléonore Andrieu) est émaillé de mots réversibles, comme « bailler » (« prendre » et « donner »), de mots polysémiques s’appliquant à des choses et à des personnes (« achater » est aussi bien acheter au sens commun que « prendre, se procurer », notamment une femme).
Dans l’exemplier joint, il s’agissait de regrouper les exemples selon une typologie (qu’est-ce qui est l’objet de la transaction ? de qui avec qui ?, sans tenir compte d’autres critères, comme le caractère marchand ou non a priori). Ce classement permet de synthétiser certaines données : les transactions collectées ici concernent des choses, des liens (qui peuvent et parfois doivent se rompre pour que la transaction réussisse : quite, franchise), des personnes. Elles sont notifiées par des émotions (rire, forsenement, amor, amistié, talent, maltalent, travail, savoir gré, merci), des gestes (acoler, baisier, regarder, partir), l’emploi de certains mots (gré, merci, amor ou pas ?) ou leur effacement, des paroles performatives à la première personne (je te doing, je te tieng quite, la vostre merci, je l’otroi, il ne me vient a gré, a tel covent que, je te baille…). Le classement typologique demande donc à être accompagné d’une « mise en liste » de vocabulaire, par exemple, mais il faudrait aussi regrouper les cas selon d’autres principes de classement (cf. exemplier, sous le terme « descriptifs ») : les émotions sont-elles notées ou effacées ? les gestes sont-ils notés ou effacés ? De plus, les transactions s’accompagnent les unes les autres (circulation de femmes et de terres et de fonctions et d’émotions, par exemple), ce qui rend le classement par « objet » caduc en de nombreux cas. Pour toutes ces raisons, ce classement ne fonctionne pas idéalement pour présenter les cas.
Autre problème : ce classement oblige à sélectionner des scènes dans des textes qui sont construits aussi subtilement que des cathédrales et dans lesquels le moment de telle ou telle transaction est construit généralement en série (exactement comme en histoire de l’art) avec d’autres scènes du même manuscrit, ou d’un manuscrit différent du même texte, ou d’un autre texte (la chanson de geste, par exemple, est un art consommé du remploi). Ce sont parfois, pour un autre objet et d’autres acteurs, les mêmes gestes et le même lexique, qui seront remployés pour évoquer l’échec et non plus la réussite de la transaction, etc. Or il est du plus grand intérêt d’examiner l’échec et/ou la réussite des transactions et le fait qu’une réussite suive ou non l’échec dans une même transaction (la temporalité de la transaction est bien lisible dans nos textes, qui font se succéder des « cas » : à quelle condition une vente peut réussir ? à quelles conditions un contrat matrimonial échoue-t-il inéluctablement ?). L’exemplier même très long coupe quand même parfois une série (le plus lisible dans l’exemplier : les plans des romans de Chrétien de Troyes dont l’exemplier tente de rendre compte en totalité : point VI).
Pourquoi avoir isolé les transactions avec Dieu (cas VII) ? Dans une recherche sur les scènes de transactions et sur le lexique, ces transactions, comme l’a montré l’école « éthico-économique », fonctionneraient comme un paradigme, fournissant le vocabulaire, le sens, les gestes de toutes les autres transactions, marchandes y compris : c’est de ce « modèle » que proviendraient toutes les autres mises en scène, et surtout, qu’elles se hiérarchiseraient en valeur et en droit. On peut résumer ce modèle en pensant à l’histoire du terme amor, qui en Latin Tardif donc chrétien manifeste un changement de sens important par rapport au LC, comme l’ont montré B. Bon et A. Guerreau-Jalabert : la problématique essentielle repose sur le fait que le dieu des chrétiens est un dieu capable d’amor, de pietas, de caritas, mais aussi de loier. De là, découle toute la série des gestes et des émotions imputés à un dieu donateur, mais aussi marchand, acheteur, prêteur à usure, patron, rentier, etc. On dirait qu’on peut retrouver les enseignements des analyses de l’école éthico-économique telles quelles dans nos textes dits « littéraires ». C’est ce que montrent en langue romane (d’oïl ou d’oc) les transactions de dieu et de ses créatures dans le Jeu d’Adam (exemplier cas VII.1, p. 67-71, avec un début d’analyse du texte, après celle de Joseph Morsel, dans l’exemplier), ou encore dans la Vie de saint Alexis ou la Chanson de sainte Foy en occitan (les premiers textes de langue dite romane). De là sans doute aussi, la réversibilité des mots du lexique des transactions, et leur représentation sous la forme du cercle (illustration des transactions sans marchés que sont le don-contre don, par exemple, mais aussi le don pur de dieu, transaction humiliante et puissante). De là encore, le transfert et l’identité absolue entre le lexique des transactions marchandes (vente, prêt, achat, crédit, dots, péages, impôts), du « commun » et temporelles, et celui des transactions avec dieu, qui sont elles aussi souvent marchandes, mais bien entendu spirituelles : pas de solution de continuité, mais une hiérarchie (voir exemplier cas VII, p. 72-73, vocabulaire des vies de saints) ; le vocabulaire des transactions avec dieu n’est pas différent du vocabulaire des transactions humaines. Ainsi, dans Renaud de Montauban, dieu apparaît comme un patron qui donne un « loyer » à ceux qui transigent avec lui (v. 100-104 p. 65). Dans Le jeu d’Adam ((texte « ecclésiastique »), pour Abel, Dieu apparaît comme un comptable (v. 707-714, p. 71). Ce qui est opposé et hiérarchisé, banalement, ce sont donc non pas les transactions marchandes et non marchandes (sauf quand l’intérêt économique entre en conflit avec l’intérêt spirituel, quand le comportement rationnel en finalité perturbe le programme « valeur », comme dans la longue scène du Charroi de Nîmes entre un roi et Guillaume, comme dans les mariages de Chrétien de Troyes) mais bien les transactions marchandes et non marchandes spirituelles et les transactions marchandes et non marchandes non spirituelles : conformément au modèle que donne dieu (cf les études de V. Toneatto et G. Todeschini), les textes « courtois » ne dénoncent pas du tout les comportements économiques marchands pas plus qu’ils ne valorisent univoquement un « comportement aristocratique » non marchand ou oblatif.
MAIS (et cela rejoint le propos d’ouverture de l’atelier proposé par Julie Claustre), l’immobilité du lexique et cet aspect « massif » décrit par les analyses éthico-économiques ne doivent pas masquer des diversités de propos tout à fait significatives à propos des transactions et de ceux qui les mènent. Les textes dits « littéraires » montrent que derrière la permanence du lexique qui décrit les rapports de dieu aux hommes et des hommes aux hommes, il y a des inflexions importantes. Ceux du XIIe siècle remploient le lexique mis en place en latin chrétien, mais pour distinguer nettement les « transactions » laïques des autres (en l’occurrence, des transactions monastiques, celles de la « conversion des objets » par exemple). On peut même dire que les textes courtois réfléchissent concrètement à la manière d’effacer totalement le conflit entre les comportements rationnels en valeur que leur ordonne l’Église grégorienne et les comportements rationnels en finalité nécessaire à la survie du groupe seigneurial laïque : comment gagner le ciel, négocier avec dieu un loier sans ajouter aux patrimoines de l’Eglise et donc perdre du sien ? Comment produire en toute autonomie, au sein même du groupe laïc, cette transformation essentielle des spiritualia à partir de temporalia ? Comment retourner au profit (éthique, symbolique, mais aussi très matériel) du groupe laïc la patrimonialisation du pouvoir et des biens à laquelle se livre l’église grégorienne ? Cf. cas de Girard de Roussillon à qui l’ermite promet barnat, terre e onor (exemple p. 63), celui de Guillaume qui aura sa seigneurie, celui de Renaud de Montauban qui attend un meillor gré de Dieu (v. 16, p. 64) en mesurant que l’ovrage lui rapportera plus, certes au ciel, que l’aourage et, certainement, l’érémitisme : il n’attend pas rien, certes, il est dépossédé, certes, il travaille pour une paie minimale, certes, mais il est laïc…
Plus largement, ce qui semble être la règle numéro 1 des transactions réussies dans nos textes courtois, la pratique de l’amor bone (à définir), trouve certes en dieu son modèle paradigmatique : mais cette règle, illustrée à merveille dans le déroulement des romans de Chrétien de Troyes, désigne des comportements fondés à la fois sur le maintien/rétablissement (par la violence éventuellement) de la hiérarchie et parfois, de l’égalité, un mélange équilibré de violence et de miséricorde, de ce qui est marchand (y gagner, sur la terre comme au ciel) et non marchand (tisser des liens, marquer son amor), au profit et en englobant des pratiques laïques (prédation, conjugalité/sexualité, château, etc.). Les cas du point VI évoquant le rétablissement ou le rééquilibrage des transactions consiste en une interprétation possible de ces cas. Les cas I à III ne relèvent pas du tout a priori de l’échelle de l’économie domestique explorée dans le groupe Transiger : ils sont représentatifs de la surabondance des cas concernant une contractualité relative au fonctionnement du groupe aristocratique (« féodalité » : chasements, pactes de fidélité et de services, etc.) dans la littérature. Cela ne signifie pas que leur analyse soit bien balisée chez nous, où pour l’instant, domine l’idée que les transactions aristocratiques sont marchandes seulement de manière honteuse et que les textes, donc, les « enchantent ».
On pourrait appliquer aux cas présentés les analyses de F. Weber et Caroline Dufy : y « coexistent plusieurs principes de comportement qui diffèrent selon les sphères d’activité ou les registres d’action », ce qui est matérialisé par les conflits entre les personnages, au cas par cas. Les chansons de geste et les romans manifestent « la pluralité des raisonnements indigènes selon les moments et les situations » : on aurait affaire « à des mondes à la fois rituellement séparés et socialement connectés », « tissés les uns aux autres dans la trame du quotidien » et entre lesquels les individus doivent opérer des passages continuels. Ce que ne comprend généralement pas le personnage de Guillaume d’Orange, quel que soit le texte où on l’analyse : c’est la source des conflits avec son roi. Les cas présentés dans les chansons de geste, les lais ou les romans (Chanson de Guillaume, Charroi de Nîmes, Erec et Enide…) montrent des personnages allant de comportements marchands vers des comportements non marchands et retour. Les deux logiques discursives et les deux types de comportements coexistent chez les mêmes personnages, de sorte que les textes font toute leur place aux comportements marchands. Les qualités du marchand sont d’ailleurs bien représentées : bien connaître les itinéraires, voyager, savoir fixer les valeurs, savoir négocier…
Dernier point sur ces transactions « littéraires » : ce sont les espaces seigneuriaux qu’elles dessinent : la circulation des objets, des droits, des liens et des personnes se fait dans ces textes en direction des châteaux et des lignées, non de l’église. Et l’accaparement du patrimoine dans le château et la lignée charnelle ou mortelle à la fin des textes est remarquable : il s’agit bien de replacer les transactions de temporalia au niveau supérieur de la hiérarchie des transactions, de donner des exemples de comportements économiques rationnels en finalité qui soient compatibles avec une logique rationnelle en valeur pour les lignages aristocratiques. On peut démontrer cela en repérant que ces textes sont des séries de transactions et d’un texte à l’autre certaines transactions se retrouvent. D’où la nécessité d’un corpus imposant. Une des logiques de narration de ces textes est précisément la succession des transactions, l’échec d’une transaction inaugurale en entraînant une autre… L’échec de la transaction est toujours expliqué par la logique du récit, le sort des personnages. Toutefois, cette thématique est très peu étudiée par les spécialistes, à l’exception de Philippe Haugeard qui a travaillé sur le thème de la largesse. Les littéraires considèrent en général que le vocabulaire des transactions est sans intérêt car il renverrait seulement au don/contre-don, une thématique bien connue. La logique d’exposition de ces textes répond à la question : qu’est-ce qu’un grand seigneur laïque ? Dans cette perspective, la manière de mener des transactions est révélatrice des qualités et des défauts de celui qui aspire à être reconnu comme tel et donc, des transactions qu’il mène.
La différence avec les textes cléricaux, qui font aussi sa place au registre marchand, est que dans ces œuvres, c’est l’espace du château qui polarise les biens, et non les églises, et qu’à la fin du récit, un établissement seigneurial est fondé. Tout se passe comme si une pensée laïque était à l’œuvre dans ces récits, une pensée qui procède par imitation, émulation, remploi de la logique éthico-économique cléricale : le dédoublement des discours transactionnels y est ainsi « controuvé » selon un terme médiéval.
Exemples : dans le Charroi de Nîmes (p. 9-21), la transaction entre le vassal et le roi échoue car la logique de calcul du roi (logique économique marchande : garder le patrimoine de la couronne) n’est pas suivie par son vassal (qui veut un chasement sur ce même territoire). A la fin de Guillaume d’Angleterre (p. 27), deux vrais marchands sont récompensés par la reine qui leur donne des robes. Mais ils n’en veulent car dans ce cas ils ne pourront les revendre, ils ne veulent pas entrer dans la logique du don. La reine les paie donc, puis leur donne des robes. Ces deux marchands apparaissent ici comme des personnages de farce, ridiculisés par la reine. Ces textes multiplient ainsi les situations où il y a conflit d’interprétation sur la transaction entre les partenaires. Autre exemple, Guillaume d’Angleterre (p. 28 et suiv.) : le roi se fait d’abord pauvre volontaire avec son épouse ; puis il se met au service d’un bourgeois et obtient de lui de mener des affaires commerciales à l’étranger. Il devient ainsi le meilleur marchand du monde (analyse de Philippe Haugeard, Ruses médiévales de la générosité,). Il existe également des chevaliers-moines marchands (Guillaume dans le Moniage Guillaume). Ce motif du « déguisement » ou du « devenir marchand/artisan » du seigneur est fréquent. On voit donc que la figure de marchandise apparaît régulièrement comme un masque pour des personnages de grands laïcs. Il est à noter que ce sont là des motifs insistants du déguisement et/ou du changement d’état provisoire dans ces textes : le seigneur devient marchand, ouvrier rétribué, couturière qui vend son travail…. Les vrais marchands apparaissent également dans ces textes, mais assez peu et ils sont toujours surpassés par le seigneur qui marchande. Le seigneur apparaît ainsi comme le personnage qui peut occuper toutes les fonctions sociales : c’est le meilleur des marchands, comme il est le meilleur des ouvriers aussi parfois.
Il existe aussi des ermites conduits à devenir marchands par des seigneurs. Par exemple dans Yvain ou Le chevalier au lion, (mais ce passage de l’ermite devenant marchand n’est pas commenté par J. Le Goff dans son article célèbre). Ou encore dans Tristan de Béroul. L’ermite apparaît comme transformé par le seigneur à travers les transactions qu’il doit réaliser, il est ainsi réinséré de force dans la communauté humaine.
Un autre élément important pour la figure du seigneur et l’analyse des transactions, d’un point de vue laïc, est la lutte contre le vol. Les vols (de biens ou de personnes : les rétentions en fait, dans un mariage-prison ou dans un trésor, ou dans une « mauvaise coutume ») sont nombreux dans ces textes et on attend du bon seigneur qu’il lutte contre eux, par divers moyens mais d’abord par la violence : il lui faut rétablir la circulation des droits, des biens, des personnes, à son profit d’ailleurs. Ainsi ces textes apparaissent comme un éloge des échanges marchands pour autant qu’ils sont tenus par un pouvoir seigneurial qui sait être violent et hiérarchique. Les mauvaises transactions (du vol au mariage quand il est une négociation ratée) apparaissent systématiquement comme des situations de faillite de la seigneurie, de désordre social, que le seigneur doit régler : à la source des transactions ratées, dans ces textes, il y a toujours une « égalité » contractuelle trop grande, un défaut de hiérarchie (vendeur/acheteur ; homme/femme ; seigneur/vassal).

 Remarques méthodologiques : De « vieux problèmes » : les textes littéraires, le littéraire, l’historien

Etant donnée l’échelle d’observation choisie par le groupe (l’économie dite « domestique » ou encore « économie du commun »), le sondage que je propose à travers le XIIe siècle dans des textes qualifiés de « littéraires » avait peu de chance a priori de fournir des données descriptives à propos des transactions. Soit, si l’on prend une définition anthropologique, des « pratiques de création et de conduite de liens entre des personnes par l’intermédiaire de biens » (Julie Claustre). La faillite d’une telle entreprise fait d’ailleurs partie des débats les mieux balisés de l’historiographie contemporaine : sans parler du courant qui analyse les textes dits littéraires comme de pures formes poétiques, on peut aussi rappeler (allons-y !) les « vieux problèmes ».
D’une part, les textes du dossier sont des textes dits littéraires. Brutalement, quelques questions : comment l’idéologie que construisent les textes littéraires pourrait-elle participer de la description de faits et de gestes sociaux ? Est-elle de l’ordre du « reflet », de « l’expression » ? Comment vérifier et même définir la traduction du dire littéraire en rapports et faits sociaux ? Ne faut-il pas en rester à l’irréductibilité du « fait littéraire », à son « hors-champ » ?
De notre côté (j’évoque là les spécialistes de la « première littérature romane », celle qui naît dans le long âge grégorien, fin XIe-XIIe siècle), nous n’avons pas encore résolu notre rapport à la notion d’idéologie, qui reste flou et honteux parfois. Nous sommes moins à l’aise en tout cas que les spécialistes des faits religieux et du discours clérical, pour la période qui nous occupe6. Nous considérons encore, et de loin parfois, l’idéologie comme l’enchantement inexorablement flouté des rapports de domination7, ou bien, malgré les travaux de Paul Ricœur8, comme une « utopie » sans aucun rapport au fait social. Nous ne nous autorisons guère à envisager sa « matérialité » (P. Chevallier, que nous suivons ici), ses incarnations, ses productions sociales… Je citais les spécialistes de l’ecclésiologie, je pourrais aussi citer les spécialistes de l’hagiographie, ou encore les spécialistes de la philosophie médiévale : le livre récent (2013) de C. Koenig-Pralong et R. Imbach intitulé le Défi laïque revient sur cette longue réticence épistémologique à attribuer au groupe « laïc » une forme de pensée spécifique et élaborée. Ce faisant, les conditions de possibilité d’une « philosophie laïque » au sens et aux formes propres (et de fait, par la « littérature », de Pétrarque à Christine de Pisan) n’avaient pas été explorées : l’ouvrage tout entier prouve pourtant que le chantier peut et doit être ouvert avec profit ! Par analogie, il est permis de penser que l’on peut accéder aux pensées « laïques » et aux descriptions du fait social présent ou à venir qui seraient élaborées (en transitant par la forme épique, romanesque, lyrique, etc.) par la « littérature » au XIIe siècle. Et que ces informations ne sont pas abstraites de réalisations sociales concrètes. Le dossier littéraire/laïc dont nous disposons pourrait bien être caractérisé par sa capacité à appréhender, de manière spécifique certes, des « expériences individuelles et collectives qui adviennent dans le monde social » (je cite là une sociologue élève de Bourdieu, Chantal Jacquet). Mais une fois que l’on a dit tout cela, reste la mise en œuvre des deux moments de lecture des œuvres : le décodage, puis l’interprétation ! D’autre part, je n’ai pas fait entrer dans ma sélection les textes parfois qualifiés (à tort, on s’en doute) de « réalistes », mettant en scène en tant que personnages principaux des acteurs issus de groupes sociaux rarement représentés (paysans, artisans, etc.) : les fabliaux, les fables, même certaines branches du Roman de Renart. D’abord, je m’en suis tenue à une stricte limite chronologique : la période grégorienne de forte distinction sociale et politique entre laïcs et clerici, qui m’intéresse depuis longtemps comme creuset de production des premières réalisations écrites laïques aristocratiques. Or l’histoire littéraire traditionnelle montre que la présence en littérature (romans, poésie, chansons de geste, fabliaux…) des acteurs dits « populaires » et de leurs préoccupations est plus importante dans le deuxième Moyen Age. Ensuite, j’ai certes exclu de l’exemplier pour l’instant les fables de Marie de France (pensons au Chien et à la Brebis, par exemple), ou les branches de Renart (la branche III de l’édition Roques : les marchands de poisson) produites à cette période. Mais je voulais franchement quêter des transactions relatives à l’économie du commun dans les sources les mieux faites a priori pour ne pas les évoquer, soit une littérature dite « courtoise ». Il m’intéressait d’abord de vérifier, de confirmer ou d’infirmer, le « manque d’intérêt » de ces textes pour le travail, les ventes, les prix… Puis de poser des hypothèses en conséquence, sachant que l’on a affaire avec ces textes à la production d’une aristocratie laïque. De nombreux travaux, récents ou plus anciens, ont montré déjà que l’on peut déceler dans ces textes des interactions, et comme des réponses, parfois vives et outrées, apportées par cette « littérature » aux propositions que contiennent les différents discours ecclésiastiques de la période sur le dominium, la guerre, le travail, la propriété, la parentalité…
Il est difficile de croire, pour le dire autrement, que ces textes aient pu rester imperméables aux mutations/réflexions/réalisations politiques et sociales de la période : par exemple les « transactions matérielles » autour d’un événement seigneurial (que le discours réformateur qualifie désormais d’hérésie simoniaque quand il s’agit d’une élection ecclésiastique), ou encore la « seigneurie » (avec le déploiement de l’identité proprement seigneuriale et territorialisée de l’institution ecclésiale). Pardonnez-moi si je répète des banalités : l’une des constructions majeures du discours de réforme consiste à distinguer en les hiérarchisant en valeur (et donc, en pouvoirs) les clerici et l’ « autre genre de chrétiens ». Or, comme le rappelle F. Mazel, cette distinction s’inscrit entre autres « au cœur du rapport aux biens, aux droits et aux échanges », ce qui permet de définir le « laïc » par « le mariage, mais aussi par la possession des choses temporelles, la propriété ou la culture de la terre » et la nécessité de la « restitution des dîmes » et des « oblations ». Il faudrait évoquer aussi le travail, celui de la terre et celui du marchand, et sa rémunération ou le problème de la vente et de l’achat ! C’est toute la circulation des objets (pour plagier un peu le titre d’un article de Philippe Buc) qui est remodelée dans cette représentation, mais aussi dans le fait social : des choses (spiritualia) et des personnes ne peuvent plus circuler ; d’autres (temporalia) doivent nécessairement circuler (mais dans quel sens ?) pour être transformées. Et les réalisations sociales et politiques qui accompagnent ce discours sont très repérables, qu’il s’agisse, en suivant encore une fois la présentation synthétique de Florian Mazel, de la constitution et du fonctionnement fiscal et juridique de la paroisse, ou encore de sa réponse, soit la « territorialisation progressive de la seigneurie banale », privée de certains revenus. L’histoire des transactions n’est pas sortie indemne de cette « réforme ».
Alors pourquoi des productions orales et écrites mettant en scène des personnages de grands laïcs ignoreraient-elles ces problèmes concrets ? Nous ne sommes pas certains encore de nos résultats, mais ne pas même tenter d’utiliser ces textes littéraires, ce serait revenir à une vieille doxa historiographique, bien résumée par Monique Bourin qui conteste ainsi la théorie du grand partage appliquée aux seigneurs laïques du XIIe siècle : « Les seigneurs ont été longuement décrits comme des sots, ancêtres de don Quichotte, ruinés par la croisade ou leurs entreprises téméraires et par leurs dons aux établissements religieux. Sots de n’avoir pas perçu la hausse des prix, sots de n’avoir pas vu le péril de l’endettement, sots d’avoir si peu et si mal investi dans leur domaines.[…] La rationalité économique est encore contestée à la gestion seigneuriale. » En soi, analyser les transactions dans un corpus de littérature « courtoise », n’est-ce pas faire un pari fondé sur une des grandes leçons de l’ethnographie économique, rappelée et construite par Florence Weber et Caroline Dufy : celle de l’imbrication des comportements marchands et non marchands ? Ne s’agit-il pas de présupposer qu’en dépit des apparences, nous ne nous situerons pas exclusivement, avec ce corpus, du côté des transactions « chaudes », sans marché, entre amour courtois, don pur ou don contre don, table ronde, vassalité « enchantée », etc ? A voir, mais les travaux de Philippe Haugeard ont largement contribué déjà à faire avancer l’enquête sur ce terrain.

Travaux cités par E. Andrieu :

B. Bon, A. Guerreau-Jalabert, Pietas : Réflexions sur l’analyse sémantique et le traitement lexicographique d’un vocable médiéval, Médiévales, 42 (2002), p. 73-88. M. Bourin, Propos de conclusion : conversions, commutations et raisonnement économique, dans Calculs et rationalités dans la seigneurie médiévale : les conversions de redevances entre xie et xve siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 297-324. L’ethnographie économique, C. Dufy, F. Weber, Paris, 2007. Ph. Haugeard, Ruses médiévales de la générosité. Donner, dépenser, dominer dans la littérature épique et romanesque des XIIe-XIIIe siècles, Paris, 2013. Ph. Haugeard, Le magicien voleur et le roi marchand : essai sur le don dans Renaut de Montauban, Romania (123), 2005, p. 292-320. Les nouveaux horizons de l’ecclésiologie : du discours clérical à la science du social, F. Gabriel, D. Iogna-Prat, A. Rauwel dir., BUCEMA, Hors-série n°7 (2013) en ligne. Fl. Mazel, Pour une redéfinition de la réforme « grégorienne ». Eléments d’introduction, La réforme « grégorienne » dans le Midi (milieu XIe-début XIIIe siècle), Cahiers de Fanjeaux, n°48, Toulouse, 2013, p. 9-38.

Discussion :
Si les transactions sont si structurantes pour ces récits, pourquoi sont-elles négligées par les études littéraires ?
Eléonore Andrieu : ces études ont longtemps porté sur la généalogie des motifs littéraires, en particulier celtes, etc. et sur la stylistique et la poétique des œuvres. Il y a aussi un « traumatisme Bédier » sur les chansons de geste : ne plus recommencer à chercher l’origine ecclésiastique des chansons, mais plutôt leur rapport à la « société féodale » (surtout les rapports roi/chevaliers). La situation de la « socio-critique » dans les études littéraires est ambiguë. L’influence des structures académiques n’est pas négligeable (séparation entre la « société courtoise » et d’autres sociétés, qui se consacrent aux chansons de geste). Les études de sociolinguistique, dans la lignée d’un Michel Banniard, sont assez rares finalement.

Discussion sur la suite des travaux du groupe Transiger

Utilité d’une deuxième séance sur le lexique après celle de juin déjà programmée sur un autre thème ? Ce serait l’occasion de s’intéresser aux deux langues, à des dictionnaires bilingues médiévaux (I. Bretthauer).
Un thème étudié par les historiens est celui de l’amour et de l’amitié, en particulier par B. Cursente (« Les amici dans les chartes gasconnes »).
Pour l’ouvrage collectif, prévision du calendrier d’écriture.
Réflexion sur le choix du titre, du mot « transaction », terme commun pour désigner aujourd’hui des échanges humains médiatisés par des biens, utilisé dans le registre commercial, financier, employé de façon normale en sociologie du marché et ethnographie économique. Mais transactio semble au Moyen Age étroitement juridique et renvoyer aux accords qui permettent de mettre fin à un litige (voir le propos de R. Eckert). Le terme aurait récemment migré du registre juridique au registre marchand et le verbe « transiger » est sans doute aujourd’hui plus marqué que le substantif par ce sens juridique. => Assortir le mot d’autres éléments dans le titre (proposition de Kouky Fianu : « Convenir, échanger. Les transactions médiévales »).
En réalité, le fichier du Nouveau Du Cange consulté sur transactio oriente également vers un autre ensemble de sens : en particulier trois occurrences (sur 34 relevées dans ce fichier) des IXe-XIe, en Italie et Roussillon, font de transactio une catégorie englobant un vaste ensemble d’échanges (ex : possessionem aut donationem aut divisionem aut aliqua transactione). Transigere vient de trans-agere, « pousser en avant » et est étranger aux "transactions" qui nous intéressent. Du Cange signale transactare (transferre une possession ou une chose) en 1242 (Statuts de Venise) : cette occurrence semble coïncider avec le sens que nous prêtons au terme « transaction ». Le fichier du Nouveau Du Cange consulté sur transactare confirme l’emploi sur le versant adriatique du nord de la péninsule italienne de ce terme (six occurrences entre 1046 et 1158, dont 4 dans le cartulaire de S. Cassien d’Imola en Emilie, 1 dans les documents commerciaux Vénitiens, 1 dans les chartes de l’abbaye Sta Maria Val di Ponte dans les Marches). Par ailleurs, Didier Panfili a extrait pour nous de 13 cartulaires languedociens les mots transactio/transactatio et transactare. Une première analyse montre que le verbe transactare y est rare (deux occurrences pour désigner des règlements de litiges) et que le substantif transactio ou transactatio avec le sens de transfert de bien est bien présent. Plusieurs remarques peuvent être faites en première analyse : il est présent dans 15 actes entre 1138 et 1198 et son emploi semble générique, puisque soit le terme renvoie à un transfert passé (cas le plus fréquent), soit il figure dans une énumération de types de transactions (ex : venditionis, donationis, transactionis, permutationis...). Cet emploi, bien balisé, reste toutefois minoritaire par rapport aux emplois du terme renvoyant au règlement d’un litige (55 actes entre 1050 et 1253). Une consultation rapide des Chartes bourguignonnes du Moyen Age montre que sur 41 occurrences médiévales pertinentes entre XIIe et XIVe siècle, on compte seulement 4 occurrences correspondant à l’idée de transfert de biens ou de droits dont 3 dans des énumérations (deux en latin dans les années 1180, une en français en 1307).


[1] Eleonore Andrieu a constitué un exemplier volontairement très long (78 pages) afin de ne pas isoler des passages prétendument réalistes (comme on disait avant les années 1990) de textes ayant une cohérence interne qui commande la rédaction de ces passages. Le corpus étudié ne fait référence qu’à des romans, lais, texte dramatique, vies de saints et chansons de geste du XIIe siècle, en langue d’oïl (quelques exemples pour la langue d’oc).