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Accueil du site > Programmes > Transiger > Compte-rendu de l’atelier 7 - 12 juin 2015 - Transactions, relations, réseau

Compte-rendu de l’atelier 7 - 12 juin 2015 - Transactions, relations, réseau

par CLAUSTRE Julie - 1er février 2016

 Brève introduction de l’atelier par Julie Claustre

La thématique retenue pour l’atelier intitulé « transactions, relations, réseau » est la dimension relationnelle des transactions médiévales. Un « réseau » se définit comme un système d’interdépendances, de relations entre un ensemble d’acteurs, système pertinent pour la compréhension des positions sociales de chacun des acteurs. Par différence avec d’autres notions mobilisées dans les sciences sociales, la notion de réseau considère l’espace social comme étant discontinu et éclaté. Par différence avec la classe ou le groupe, le réseau se caractérise par des limites relativement indécises. L’analyse des réseaux peut se situer à plusieurs niveaux ou échelles et lorsqu’elle est systématique, elle tente de combiner ces niveaux et échelles d’analyse : un niveau global (observation de l’ensemble des communautés, des groupes et sous-ensembles d’acteurs), un niveau relationnel (observation des dyades, triades pour caractériser ces relations, leur densité, leur réciprocité) et un niveau individuel (caractérisation des individus pris dans un réseau). Dans la perspective du groupe Transiger, les échelles relationnelles et individuelles sont privilégiées, mais l’échelle globale peut être dans certains cas prise en considération.
L’atelier est centré sur des espaces citadins des XIVe et XIVe siècles, ce qui lui confère son unité, en dépit de la dispersion géographique des villes considérées, Bâle, Saragosse, Lucques, Avignon.
Deux types de contextes sont évoqués au cours de l’atelier :
- d’une part, des transactions dans lesquelles le rôle de la conjugalité est décisif, transactions portant sur la maison conjugale (G. Signori) et actes internes à des couples (M. Charageat).
- d’autre part, des transactions liées à l’exercice d’activités professionnelles, caractéristiques de l’économie urbaine italienne, travail de la soie (D. Chamboduc) et grand commerce (J. Hayez).
Les questions qui se posent sont notamment : comment par les transactions sont créés ou entretenus des liens, dyadiques et plus complexes ? Comment les transactions permettent-elles d’activer et de soutenir des relations et des réseaux, qui sont des enjeux à part entière de ces transactions, au même titre que le sort des biens ?

 Gabriela Signori, Universität Konstanz, ‚Hauswirtschaft’ / Économie domestique. La propriété immobilière comme noyau de l’économie domestique au Moyen Âge tardif. La ville impériale de Bâle, fin XVe siècle

Peu de recherches systématiques sur la position de la maison dans la micro-économie urbaine du Moyen Âge tardif en Allemagne. À la fin du XIXe siècle (au cours de la phase préparatoire du code du droit civil allemand), l’historiographie juridique s’est penchée sur la genèse de la notion moderne de propriété immobilière, l’histoire constitutionnelle s’est intéressée au rapport légal entre droit de bourgeoisie et propriété immobilière. L’histoire sociale s’est concentrée sur la « pierre » comme bien d’investissement, c’est-à-dire sur le marché immobilier. Si précieux que soient ces résultats, aucune de ces approches ne saurait satisfaire à la complexité culturelle de la maison dans laquelle matérialité et identité se rencontrent. Pour désigner cet ensemble, G.S. recourt à la notion de « Hauswirtschaft », que l’on peut traduire par « économie domestique », dans l’acception la plus littérale de cette expression.

1. données de base

Proviennent de 260 contrats d’achat et de vente consignés dans les années 1475 à 1480 dans les registres de la cour des échevins de Bâle (Fertigungsbücher) consacrés aux contrats privés. Le dossier documentaire fournit des extraits et deux tableaux d’analyse de ces données.
Caractère dynamique du marché immobilier : en moyenne, environ 40 maisons sont concernées chaque année ; à partir de 1479, le chiffre doubla, pour un nombre total de 2.000 maisons, soit 4 %, soit un taux cent fois plus élevé que le chiffre actuel pour la ville de Constance. 
75 % des biens immobiliers – maisons, jardins, vignes, prés ou champs – sont achetés par des couples (mariés).
Dans la coutume, ce qui est acquis ensemble par les couples ne pouvait pas être vendu ultérieurement sans l’accord du conjoint.
Idéal des jeunes couples des couches moyennes = néolocalité, c’est-à-dire la fondation de son propre foyer, c’est-à-dire un espace de vie propre, un objet d’investissement, une réserve matérielle et financière.
à Bâle, principe du partage successoral par tiers des biens fonciers acquis en commun par les époux : en cas de décès, deux tiers des biens mobiliers et immobiliers acquis en commun revenaient à l’homme et un tiers à la femme. Ce principe peut être contourné par la concession mutuelle du droit d’usufruit par les conjoints de leur vivant : permet d’éviter un partage précoce au détriment du conjoint survivant, à condition d’obtenir le consentement des enfants majeurs ou des parents. De fait, beaucoup de couples profitaient de cette possibilité.
En conséquence, les transactions immobilières citadines suivaient d’abord le cycle de vie et non des lois régulatrices de l’offre et de la demande. Le prix de vente des maisons resta remarquablement stable au XVe siècle, signe que les immeubles ne se prêtaient guère à la spéculation financière.

2. une propriété grevée de cens et de redevances

85 % des maisons vendues sont assujetties à des redevances seigneuriales de montants variables selon les seigneurs (document 1), qui comportent un cens sur le sol (von Eigenschaft wegen), des lods (laudemium, Erschatz, document 2), des droits d’entrée (Weisung). Le versement des lods était enregistré fréquemment avec la précision in mutatione manuum, soumise à l’accord formel du seigneur noté en marge par le greffier (document 3). En fait, aucun seigneur ne refusait son accord.
Les institutions ecclésiastiques concentraient ces biens fonciers et les redevances constituaient un flux monétaire permanent reliant les ménages propriétaires aux seigneurs.

3. la propriété dite « pleine et entière » (freies, lediges Eigen)

Elle concerne 15 % des biens immobiliers. Leur prix est élevé, bien plus que celui des maisons assujetties à redevances (diagramme 1). C’est une forme de possession privilégiée, réservée aux plus nobles.

4. Modalités de paiement

Le paiement comptant était le mode de paiement privilégié : à s’en tenir à la lettre des contrats, la moitié des maisons vendues sont payées cash. Le paiement fractionné n’est choisi que dans 7 cas sur 260 et fait l’objet d’une clause supplémentaire du contrat de vente (document 5). Mais la clause suivant laquelle « le vendeur reconnaît publiquement avoir reçu la somme fixée ensemble » (deren sich die verköffere bekant bezalt sin seiten) ne doit pas être prise au pied de la lettre (documents 6 et 7 : sur 310 florins censés avoir été versés pour l’achat de la maison Liebeck, seuls 110 l’avaient été effectivement en janvier 1479). Ces cas s’ajoutent donc au tiers des contrats de ventes de maisons qui s’accompagnaient d’un crédit dans les registres. Peu de temps après le contrat d’achat, les acheteurs contractaient une hypothèque, le plus souvent auprès des vendeurs, assise sur la maison concernée (document 8 : achat d’une maison pour 600 florins le 25 août 1478, crédit de 360 florins le 26 août 1478). Ces crédits réduisaient les flux d’argent réellement versés pour les achats immobiliers.
Dans 16 cas, le prix de la maison et le crédit concédé étaient identiques : achats de maisons sans fonds propres. Le prêteur était alors le plus souvent une institution ecclésiastique administrée par la ville, soit l’Hôpital Saint-Esprit, soit « l’auberge des étrangers » (Elendenherberge, document 9, l’écart entre l’acte d’achat et l’acte de crédit est de deux mois dans ce cas). Ce modèle de transaction n’était pas nécessairement altruiste : il permettait aux établissements ecclésiastiques de contourner les lois dites Amortisationsgesetze (droits d’amortissement), répandues dans les villes impériales, qui interdisaient aux institutions ecclésiastiques de posséder des biens immeubles. Formellement, les immeubles en question appartenaient à des laïcs, mais de fait, le possesseur réel était l’Église.

5. Charges hypothécaires

20 % des 260 maisons qui changèrent de propriétaire entre 1475 et 1480 étaient déjà hypothéquées au moment de leur mutation, parfois au double, voire au triple de leur prix. Si une maison était déjà hypothéquée, le vendeur obligeait l’acheteur à poursuivre le paiement des intérêts. Jamais il ne fut question de désendetter l’immeuble. Ce phénomène concernait les hôtels des nobles comme les maisons à bas prix. L’effet de ces charges hypothécaires est de baisser le prix de vente.
Certaines maisons surchargées d’hypothèques ne coûtaient plus rien à la vente : elles sont vendues pour la somme de leur charge d’intérêts. Il était connu que de telles acquisitions étaient imprudentes, mais elles avaient lieu, souvent dans des intervalles courts et elles étaient souvent le fait de jeunes couples. Ceci indique la force du désir de posséder un « chez-soi » chez les couples bâlois.
=> Vers la fin du XVe siècle, la possession de fonds personnels n’était pas une condition indispensable à l’acquisition d’une maison : des personnes qui ne disposaient de rien pouvaient acheter une maison, bien que de moindre qualité. Être propriétaire n’était donc pas un privilège social exclusif, mais la qualité de l’immeuble était socialement distinctive.
Pas de spéculation sur les maisons. Les crédits immobiliers suivaient un flux social tant horizontal que vertical. Ils créaient un réseau de dépendances non seulement économiques mais aussi sociales et politiques entre couples. Ce réseau s’ajoutait à un réseau de dépendances seigneuriales. Ces deux formes d’imbrications et d’obligations dominaient le cadre de vie urbain.
Les maisons étaient tout à la fois des biens matériels et symboliques. La dimension symbolique des maisons se manifeste de quatre manières :
- Dans les couches moyennes (à la différence des nobles), la maison était considérée comme un signe d’émancipation et marquait la séparation du foyer parental.
- La maison était perçue comme un signe d’intégration pour des personnes qui venaient de l’extérieur de la communauté urbaine et qui souhaitaient s’installer dans la ville, à court ou à long terme.
- La maison était un signe d’ascension sociale pour ceux qui passaient de la périphérie au centre.
- Pour les nobles qui tentaient de garder leurs hôtels au sein de leurs familles, les maisons étaient souvent porteuses de leur nom de famille (mémoire familiale)

Discussion

Y a-t-il un marché locatif de la maison ? Cela apparaît comme un placement peu intéressant par rapport aux rentes urbaines, car les locataires changent souvent et paient mal. Pour les locataires putatifs, payer des intérêts hypothécaires est similaire. La ville de Bâle tente t-elle de libérer une partie du sol des droits seigneuriaux ? A Bâle, une aristocratie de 8 familles et les métiers exercent le gouvernement, certaines de ces familles sont seigneurs fonciers et les églises collégiales, seigneurs fonciers, comportent des membres de ces familles. La ville commence lentement à acheter du sol, mais il y a en fait une forte continuité de la propriété seigneuriale du sol sur le temps long.
Y a-t-il des transactions sur les immeubles devant des notaires ? Les transactions sur les immeubles se font devant la ville, dans les registres des échevins, les notaires ne s’en occupent pas.
Vérifie-t-on la solvabilité des acheteurs ? Cela n’apparaît pas dans ces registres. La capacité financière des personnes apparaît dans les registres fiscaux et il existe des Verbotsbücher faisant apparaître les insolvables, faillis et saisis. Mais le crédit n’excède pas la fortune fiscale des personnes en règle générale. Les confessions publiques des dettes fournissent des informations sur la solvabilité des personnes.
Le document 8 semble se présenter comme une vente de cens ou de rente. C’est en fait un acte de crédit associé à une vente de maison et se présentant comme une vente de rente. Il n’existe pas d’étude allemande associant les deux types d’actes, ventes de maisons et ventes de rentes/cens faisant office de crédit.
A-t-on gardé des chartes de transactions ? Il y en a pour d’autres institutions que la ville, plusieurs milliers depuis le XIIIe siècle, et aussi plusieurs milliers de chartes de la ville, la plupart inédites.

 Martine Charageat, Université Bordeaux III, Peut-on parler de transactions entre époux ? Séparations et réconciliations en Aragon aux XVe-XVIe siècles

La conjugalité, la relation entre les époux, est-elle l’objet d’une transaction ? A-t-elle un caractère transactionnel qui consisterait dans l’échange d’une sécurité contre service et sujétion ? Telles sont les questions qui ont guidé cette présentation qui s’appuie sur un dossier de documents.

En dehors de nombreux contrats matrimoniaux stipulant la liste des biens apportés par chaque partie mais qui ne disent rien des étapes de leur négociation, la relation de couple est rarement écrite. Elle n’est écrite que lorsque le contrat conjugal non écrit qui l’inaugure a été transgressé, en cas d’adultère, de violences…
On dispose ainsi de plusieurs types de documents notariés en Aragon, publiés notamment par María del Carmen García Herrero, María Luz Rodrigo Estevan et Miguel Jimenez Pallares :
- chartes de cessation de la vie commune, dans lesquelles le lexique de la clôture des comptes, venu des transactions marchandes, est présent. Ces actes de séparation mettent fin au debitum conjugale et les biens sont gérés en conséquence (document n° 1, 1bis, 2). L’accent est mis sur le renoncement de l’ex épouse à bénéficier du jus viduitatis (doc. 3)
- chartes de restauration de la cohabitation assorties d’un acte de pardon ou d’un acte d’« asseurement » (document n° 5)
- chartes de pardon, précédant soit une séparation soit une réconciliation, comportant des mesures sur les biens conjugaux, et dans lesquelles chacun s’engage à respecter les nouvelles conditions de vie de chacun (doc 4). Ainsi, dans le document n° 5, 1447, deux époux se réconcilient et passent un « asseurement » ou pacte de non agression, garanti sur deux vignes et une maison. Ces trois biens correspondent aux garanties qui accompagnent communément la firma de dot, engagement du mari d’assurer à sa femme la récupération de certains biens au décès de celui-ci, et correspondant à une certaine proportion de ce qu’elle avait amené en dot pour sa part.

On dispose aussi et surtout de procès, d’autant plus intéressants qu’ils font apparaître des éléments transactionnels qui ne figurent pas dans les documents notariés médiévaux : ainsi, les tractations antérieures au mariage, présentées, le plus souvent dans ces procès, par les témoins et/ou les mariés, comme frauduleuses ou forcées. Les archives judiciaires racontent certaines étapes des transactions conjugales, quand elles tournent mal et de façon partiale. Les témoins décrivent également comment toute autre transaction peut-être détournée de son but premier par l’un des conjoints pour faire pression contre l’autre au moment de l’affronter en justice.

L’affaire Germana de Leon contre Ximenez Gaspar de la Caballeria et Maria de Ripalda (dossier A p. 5, 1537), dans laquelle Germana de Leon réclame Ximenez Gaspar comme son mari, revient ainsi sur les négociations ayant précédé un premier mariage de l’époux avec Maria de Ripalda (§A-1), puis sur la rente viagère qu’il a constituée en faveur de celle-ci pour s’en débarrasser (§ A-2), enfin sur l’engagement de cette première épouse de ne pas agir contre lui en échange de cette rente (§A-3).

L’affaire Luys Monbuy (dossier B, p. 6-9, 1560-1563) révèle les multiples tractations et négociations qui entourent le destin conjugal de cet homme. C’est un bigame contre lequel ses deux épouses s’entendent pour que l’une d’elles, dénommée Maria, le récupère. Le procureur de Maria, qui est veuve d’un notaire, raconte la négociation qui a précédé son mariage, les tractations « inopportunes » (importunaciones, importunar…) par lesquelles il l’a obtenu, ainsi que l’échange des consentements (§B-6). Ce premier mariage a été négocié par une femme, Bertholomea Castellano, d’après le témoignage d’un sergent qui l’a arrêté et incarcéré à la demande de Luis pour proxénétisme, dans le but justement de neutraliser son témoignage (§B-8). En défense, Luis raconte comment ses deux épouses se sont entendues, Maria ayant reçu de l’argent de la 2e épouse (§B-2, art. XV, XVI) et les parents de la 2e épouse défrayant des témoins contre Luis (§B-2, art. XVII). En particulier, l’article XX expose que la 2e épouse a promis de payer à un marchand de draps une dette de Luis à condition que le marchand fasse jeter en prison Luis : les épouses détournent une transaction du mari pour mener la leur. Des témoins viennent confirmer les dires de Luis (§B-3 à B-5) et révéler les négociations engagées par Luis pour s’entendre avec ce marchand afin d’être délivré, mais en vain.

 Diane Chamboduc, Université Paris-Sorbonne,Transactions de tisserands soyeux de Lucques au XIVe siècle

Les ouvriers de la soie constituent un groupe très visible dans la documentation notariée et judiciaire de Lucques qui mentionne systématiquement leur activité. En effet, la ville cherche à contrôler la mobilité des tisserands et des métiers de ce secteur d’activité réputé de Lucques, à éviter qu’ils ne s’installent dans d’autres villes et y développent le tissage. Ce contrôle s’étend à tout le contado par le biais d’un recensement annuel des tisserands. C’est aussi un groupe homogène et aisé, d’après les registres d’emprunts forcés de la ville, bien que marqué par des degrés de compétences et des différences de revenus. Un milieu endogame : ils vivent dans les mêmes quartiers, ont des liens financiers et professionnels internes intenses, gèrent des bâtiments en commun, notamment l’église du quartier. Toutefois, ce groupe aisé et cohérent n’atteint aucune force politique réelle au XIVe siècle : ils sont peu présents dans les conseils urbains. Remarque : des étrangers travaillent dans la soierie de Lucques, mais sans être citoyens de Lucques, comme certains Ciompi florentins accueillis après 1378.
Ici la réflexion privilégie les rapports de travail de ces artisans : dans l’ensemble de la documentation lucquoise, peu de contrats de travail sont conservés (quelques contrats d’apprentissage) car ils étaient souvent passés sous écriture privée ou oralement. Mais certaines transactions sans avoir pour objet principal le travail règlent des rapports de travail, fait particulièrement visible pour les ouvriers de la soie. Comment des transactions diverses traduisent-elles des rapports de travail ?
Les trois documents transcrits sont en latin et proviennent du même registre notarié daté de 1366-1367.
Doc 1 = prêt d’un métier à tisser avec tous ses accessoires, d’une valeur de 10 florins d’or, à une femme, épouse d’un batteur d’argent (fabricant de fils d’argent), sans contre-partie apparente. Le métier est déposé dans la maison du mari, où l’acte est signé, située dans un des faubourgs de la ville dominés par les tisserands. L’obligation de travailler à ce métier est associée sans être dite, peut-être parce qu’il s’agit d’une femme qui est concernée, et sans engagement temporel. Le rapport de travail est donc exprimé sous la forme d’un acte de prêt du métier à tisser.
Doc 2 = vente par un marchand de deux métiers à tisser, valant 60 florins, à un homme d’origine florentine, tisserand, contre l’engagement de celui-ci de travailler pour le vendeur pendant deux ans en étant payé le quart de la valeur des tissus produits. Le tisserand devra faire travailler plusieurs personnes sur ces métiers puisque chaque métier engage le travail d’un tisserand et d’un enfant. L’acte prend la forme d’une vente à crédit à terme (deux ans), le crédit créant le lien d’obligation forçant les travailleurs à s’engager dans le temps. Un autre type d’acte aboutissant au même résultat est l’avance sur paiement. Le travail de la soie implique notamment des fileurs, peu qualifiés, des embobineuses, peu spécialisées, les tisserands, irremplaçables et les marchands ; il relève d’un système de Verlag dans lequel la dépendance des travailleurs est forte, même si les tisserands jouissent d’une certaine aisance (contrairement aux travailleurs de la laine). Le crédit y est un instrument de contrôle central qui permet aussi à la ville de contrôler le tissage.
Doc 3 = un notaire loue à deux tisserands un atelier pour qu’ils y travaillent en commun. L’acte fait émerger une association de tisserands, mais n’est pas un acte formel de constitution d’une société. A Lucques la propriété immobilière est assez rare, peu d’artisans y parviennent. Ici le notaire réalise sans doute un investissement immobilier dans un faubourg. Le prix est de 3 florins par an ce qui correspond sans doute à une petite maison. Des photographies montraient quatre documents relatifs au même tisserand de tissus de velours, Nicolao, fils de Johanni Colucci :
- un contrat de dot pour épouser la fille d’un tisserand pour 50 florins ; on se situe dans le quartier San Jacopo de Tumba, au Nord-Est, dans lequel la fabrique de l’église est gérée par les artisans et les tisserands sont procurateurs du quartier.
- la sous-location d’une maison appartenant à un hôpital à un autre tisserand pour des sommes faibles, ce qui dénote une faible aisance et la location d’un métier à tisser valant 8 florins pour 2 florins par an ; l’acte laisse deviner un rapport de sous-traitance entre des tisserands.
- un prêt d’un florin contracté auprès d’une autre tisserand ;
- la co-location d’une maison par deux tisserands qui s’engagent non seulement vis-à-vis du propriétaire, mais aussi l’un envers l’autre. L’un des tisserands disposera des 2/3 de la maison et de la moitié de la boutique pour le travail de la soie, l’autre d’un tiers de la maison et de l’autre moitié de la boutique pour le travail du velours. Ils ne travaillent donc pas ensemble.
Ces quatre transactions d’un même tisserand le lient à d’autres tisserands et les témoins font apparaître à chaque fois un travailleur de la soie. Ces traits qui dénotent la forte insertion des tisserands de la soie sont caractéristiques de ce groupe.

Discussion

Que sont les « droits du métier à tisser » qui apparaissent dans le doc 2 (vente de deux métiers) ? L’appartenance au collège des tisserands de la ville implique le respect des règlements citadins sur les métiers à tisser. Le doc 2 transfère les métiers à tisser et toutes les obligations liées à leur détention, au contraire du doc 1 par lequel seul le métier est transféré, le marchand déposant le métier gardant la responsabilité de ce que la femme fera avec le métier.
Les quatre actes photographiés et relatifs au même artisan proviennent de quatre registres différents et de deux notaires différents.
Les marchands ont-ils le droit de faire travailler des artisans pour eux ? Un artisan indépendant travaille à la tâche et celui qui est qualifié est recherché ; la seule manière pour le marchand de le faire travailler au rythme qu’il définit est le crédit. Le crédit permet de lutter contre la volatilité des tisserands et de contrôler la main d’œuvre. La dette financière devient alors dette de travail, la dette devient la qualification d’un travail non effectué. D’où la construction de chaînes de transactions suivies entre artisans et marchands.
A qui appartient la soie ? Au marchand, du début à la fin du processus ; seuls les marchands peuvent vendre les tissus.
Quel rôle pour la cour des marchands et les juridictions de métier ? On a gardé la réglementation de la cour des marchands, mais aucune archive des métiers. Ceux-ci n’ont pas de rôle politique et la cour des marchands tente de capter toutes les affaires concernant les travailleurs de la soie comme dépendant des marchands. La seule identité politique qui vaille à Lucques est celle de marchand.

 Jérôme Hayez , CNRS-LaMOP, Les relations dans les comptabilités de l’agence Datini d’Avignon

Contexte documentaire : L’« Archivio Datini » compte environ 1200 unités archivistiques, pour moitié des comptes et pour moitié des correspondances et des écrits plus techniques. 300 unités de registres et liasses de carnets de comptes émanent de l’agence d’Avignon, outre plus de 7000 lettres parties d’Avignon (fortes lacunes dans l’autre sens des échanges épistolaires). Elles permettent de connaître le contexte matériel, humain, professionnel de l’agence, et même les aspirations individuelles de ses membres. Datini a rejoint Avignon en 1351, y a créé des boutiques avec d’autres marchands, puis y a créé une agence propre. Il repart en Toscane en 1382-1383, y ouvre des agences dans plusieurs villes italiennes, ainsi qu’en Catalogne. L’agence d’Avignon est maintenue, comme le fondamento de son honneur et de sa fortune et point nodal d’échanges entre France du nord, Catalogne et Italie. Elle est plus spécialisée que d’autres : sur l’importation d’armurerie et la mercerie (sellerie, meubles, textiles mais surtout quincaillerie). L’armurerie est un secteur caractérisé par un fort recyclage : les clients sont également des vendeurs ; une partie du travail métallurgique se fait dans la boutique Datini, une autre (sellerie) à l’extérieur ; Datini a un facteur spécialisé dans cette activité métallurgique, un artisan analphabète. L’Archivio Datini comporte les archives de plusieurs raisons sociales et individus : la compagnie Datini d’Avignon qui associe Francesco D. à quelques associés minoritaires (directeur d’agences, facteurs devenus associés), Datini menant affaires pour son compte ou en association avec d’autres marchands milanais et florentins, agence Datini commissionnée par d’autres compagnies du même réseau ou externes… Toutefois les séries plus nombreuses sont les comptabilités de la compagnie Datini, dont la forme a été étudiée, en particulier par F-J. Arlinghaus (voir le schéma). Il s’agit de comptabilités en partie simple dont les éléments principaux sont les ricordanze, le memoriale et le libro grande. Pour l’agence d’Avignon, les memoriali prennent le dessus, aux dépens des livres censés les alimenter. Les ricordanze, récapitulatifs de l’activité de la journée, ne sont pas systématiques. Les registres sont rédigés par 5 à 8 mains : polygraphie. Ce sont souvent des scripteurs différents qui ouvrent, clôturent et éventuellement contrôlent le livre du fait de problèmes récurrents de tenue (un secteur chronologique n’est clos que 20 ans après sa tenue).
Document présenté : C’est le memoriale de l’année 1386 qui est ici retenu (voir extrait transcrit). Il date d’une période postérieure au départ de Datini et au cours de laquelle la tenue des comptes est améliorée : le manque de visibilité des comptes faisait que certains associés hésitaient à rester dans la compagnie ou redevenir facteurs (salariés, sans part des profits). Les comptes sont désormais alignés sur un exercice annuel débutant le 1er janvier, période de l’inventaire des stocks ; de nouveaux facteurs interviennent à la place du directeur local comme comptables ; on passe d’une division du livre de compte en deux sections (dare / avere) à une comptabilité par ordre chronologique unique. Le memoriale ne comporte que des comptes personnels, aucun compte de marchandise, et quelques ricordanze qui sont des descriptions de marchandises réceptionnées.

Clientèle de l’agence :
Il n’existe pas de terme générique pour désigner les clients de l’agence : on distingue les amici (clients récurrents) et les stranieri (inconnus) ; parmi les premiers, certains sont appelés signori (prélats et seigneurs de la cour, susceptibles de défendre les intérêts de l’agence face aux institutions). Certains comptes personnels sont même anonymes ou presque, le client étant parfois désigné comme « quelqu’un » (uno) ou par une particularité physique ou bien par son lien de familiarité avec un homme de la cour. La description des identités est donc peu formalisée dans le livre, notamment s’agissant de l’inscription spatiale (contrairement à ce que l’on constate dans l’écriture notariée qui classe les habitants en citoyens ou originaires de tel diocèse). Emploi d’appellatifs d’usage quotidien (matronymes, références à liens de familiarité et microtoponymie, noms d’auberges…). On peut distinguer plusieurs cernes dans le monde de l’agence Datini d’Avignon qui compte environ 200 noms par an :
- la maisonnée (casa) : les associés, facteurs et apprentis, artisan logé tout comme la servante, dont les frais personnels et les crédits apparaissent dans les comptes ;
- les artisans travaillant à l’extérieur de l’agence pour elle (sellerie, couture de textiles, …), dont l’activité apparaît ainsi ;
- les marchands résidant en ville ;
- les signori (membres de la cour).
- les hommes d’armes de passage et voyageurs (pèlerins, ambassadeurs, marchands, etc.).
Certains clients sont récurrents : quelques artisans travaillant pour l’agence, quelques membres de la cour. Se dessinent ainsi différents types de réseaux à plusieurs échelles et des relations de fidélité par rapport à certains artisans et à d’autres boutiques.
Le prix n’est pas affiché dans la boutique et il n’est pas fixe, mais il est toujours « à la tête du client ». Parfois on trouve des indices d’une négociation, pour prix global de divers articles ou d’un ensemble d’articles et de services (adaptation, rénovation …) (fato merchato, fol. 94v).

Enregistrement et transactions :
Toutes les transactions passées en boutique sont enregistrées dans les ricordanze. Les memoriali sont en principe rédigés à partir des ricordanze et de feuillets volants (description des balles). L’enregistrement n’a pas un aspect ritualisé, l’autre partie n’est pas nécessairement présente, n’intervient pas graphiquement dans le registre. En revanche, elle participe dans les contrats passés sous seing privé (la scritta) qui ne sont pas très courants dans le contexte commercial (reconnaissances de dettes, quittances…), mais un peu plus que les actes notariés (procurations, protêts…). Les ricordanze sont donc peu formalisées et se situent au ras des transactions. Les memoriali résultent d’une élaboration importante de l’information (abstraction, homogénéisation) et d’un décalage important par rapport aux transactions, même si la comptabilité y est très narrative. Le recours au notaire se produit surtout dans d’autres contextes (testaments, dots, achats-ventes de biens fonciers), à part quelques quittances et reconnaissances de dettes avec certains clients (surtout extérieurs aux milieux d’affaires et quand il s’agit de sommes importantes).
Les prêts importants sont peu nombreux car Datini les contracte seul et ne les fait donc pas figurer dans le registre de la compagnie. En revanche, les avances de fonds destinées à la vie quotidienne du personnel y figurent.
Les transferts de fonds se font surtout par lettres de change.
Apparaissent quelques opérations de troc peu nombreuses (baratto) : un marchand vend de la marchandise et emporte d’autres marchandises de même valeur.

Discussion

Comment identifiait-on la main du scripteur à l’époque ? Ce sont des témoins et experts (autres marchands) qui identifiaient les mains des comptes ou autres écrits marchands et ceux-ci n’étaient exploitables en justice qu’à cette condition ; la validité de ces comptes était donc limitée à quelques décennies (à la vie des témoins capables de dire « c’est la main de tel marchand »). Autre solution : Mercanzia de Florence envoie un expert examiner les comptes et fait authentifier localement certains documents avant leur expédition : une copie de pactes d’association ou un bilan des comptes est authentifié par les maîtres de la confrérie des Florentins d’Avignon (marchands florentins).
Datini fait-il du prêt, diversifie-t-il sa clientèle ? Non.
Arlinghaus conteste la valeur juridique des comptabilités Datini. En fait, il existe divers types de registres qui ont des valeurs juridiques différentes aux yeux des juristes (avec pour certains une catégorie de l’« écrit commun », intéressant la collectivité, à mi-chemin entre l’écrit public et l’écrit privé) et des institutions. Homologation et normalisation des comptes ne concernent que certaines écritures. Les cours recourent plus largement à des experts pour examiner les écrits marchands, à la fois pour identifier les mains de leurs collègues et pour leurs compétences comptables. A la Mercanzia, presque tout écrit privé (ex. correspondance) finit par avoir valeur d’indice. Mais l’écrit du marchand n’a-t-il pas un autre poids ? Pourquoi y a-t-il d’un côté de l’écrit authentique et de l’écrit sur livre « privé » ? Il y a une distinction entre l’écrit brouillon, non daté, presque informe, sans grande valeur, et certains écrits plus formels, dotés d’une certaine valeur au moins au sein de certains milieux (collègues) et dans certaines circonstances ; le recours à l’écrit authentique (notarié) semble surtout motivé par nécessités juridiques (preuve devant tout type de juridiction) ainsi que par les interactions avec une partie de la clientèle (prélats, étrangers de passage, …).
Y a-t-il une dimension d’écriture pour soi de ces livres ? Il y a une dimension plus privée dans d’autres livres absents de ce fonds (livres de raison ou de famille) mais moins orientée vers soi que vers la descendance et les autres membres du lignage ; c’est moins un individu qui s’exprime qu’un porte-parole du lignage ; situation différente de celle de Datini, orphelin d’origine modeste. Une manière d’administrer ses biens par ces écrits ? Aussi dans livres de famille. Une manière de solidifier liens entre associés par les comptes ? Ce n’est sans doute pas le ciment de la réputation et de l’identité symbolique de la casa comme peuvent l’être les comportements, la bonne intelligence des membres, la bonne tenue d’une agence, son apparente prospérité… ou le nom du dirigeant (ces membres surtout florentins sont appelés les « pratesi » dans le milieu d’affaires florentin), mais c’est un recours essentiel pour les associés et facteurs qui intentent des procès à Datini, alors que souvent il n’y a pas d’acte privé de recrutement des salariés ni même parfois d’acte privé de constitution de compagnie mais un accord oral fixant moins précisément les obligations respectives. Donc on peut y voir une manière d’objectiver les rapports qui préserve les intérêts de chacun alors que les correspondances tendent à les remodeler selon des visions concurrentes.