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La population des bâtisseurs
Séance coordonnée par l’Universidade do Minho, Departamento de História et CITCEM – M. Arnaldo Rui Azevedo de Sousa Melo
Parmi les nombreuses questions que sous-tend ce thème, nous en retiendrons trois : la composition, le statut et le nombre. La première tenterait de nommer tous les membres qui la constituent dans leur extrême variété et de remettre chacun d’entre eux à la place qu’il mérite. Si, à propos des chantiers monumentaux, les travaux historiques ne s’intéressent souvent qu’à l’intervention d’architectes, d’ingénieurs, voire de maîtres d’œuvre, il est temps de rénover notre approche en tenant compte de la construction ordinaire qui devrait mettre en avant le rôle des maçons, charpentiers, bref des artisans et des entrepreneurs. La seconde nous mènerait à revisiter les relations que les gens du bâtiment entretiennent entre eux et avec le reste de la société de leur époque. Agissent-ils comme appartenant à un métier, à un groupe socio-professionnel, ou comme des hommes de leur temps vaquant à une de leurs occupations ? La troisième enfin devrait nous permettre d’estimer quantitativement les effectifs d’un chantier sachant que ce dernier peut mobiliser, selon les cas, des milliers de manœuvres sous la direction de quelques maîtres, comme quelques artisans sous le contrôle d’une dizaine de savants. Les réponses à ces interrogations devraient notamment tenir compte des changements de statuts que chaque individu peut revendiquer au cours de son existence.
Valérie THEIS : Introduction générale
Arnaldo Rui AZEVEDO DE SOUSA MELO :Introduction du cas portugais
Manuel Luís REAL (Directeur des Archives de la ville de Porto, historien de l’Art et archéologue), « Intégration culturelle et innovation stylistique : commanditaires et constructeurs sur le chantier roman de S. Pedro de Ferreira (Portugal) » [2]
L’étude de l’église romane de S. Pedro de Ferreira, édifiée par des chanoines de Porto, met en évidence l’existence d’un chantier auquel participèrent des ouvriers originaires de régions diverses, aux identités culturelles très marquées. Ces hommes acceptèrent de travailler ensemble, produisant une œuvre d’une grande unité mais témoignant d’emprunts identitaires faits auprès de chacune de leurs communautés, tout au long du processus constructif. Outre des artistes locaux, deux équipes d´artisans ont travaillé dans le temple, dirigées respectivement par des maîtres provenant de Coimbra et de Zamora. Le recrutement de ces trois groupes de maçons peut s’expliquer non seulement par la rareté des ressources financières disponibles, mais aussi par le parcours politique et culturel de la noblesse de la région et du clergé de l´Église de Porto.
Saúl António GOMES (Professeur à la Faculté de lettres de l’Université de Coimbra), « Les bâtisseurs du chantier gothique du monastère de Batalha (Portugal), XIV-XVIe siècles » [3]
Le monastère de Batalha fut la construction gothique la plus notable du Portugal à la fin du Moyen Âge. Au début, il s’agissait d’un projet politique commémoratif de la victoire portugaise sur les armées castillanes, à la bataille royale d’Aljubarrota, en 1385, mais il devint, après la conquête de Ceuta et la mort de la reine Phillipa de Lencastre (1415), le panthéon royal de la nouvelle dynastie d’Avis. Tous les rois du Portugal, jusqu’à la fin du XVe siècle, y furent inhumés. Les travaux de cet édifice monumental se sont prolongés pendant plus d’un siècle et ont donné lieu à la formation d’une communauté ouvrière de bâtisseurs et d’artistes (architectes, sculpteurs, vitriers, peintres, maçons, charpentiers, etc.) comme d’administrateurs dont il est possible, pour quelques uns, de restituer la biographie ainsi que le parcours social. Le chantier gothique de Bataille est vraiment un cas unique pour les historiens médiévistes portugais dans la mesure où la documentation conservée permet : de suivre de façon assez satisfaisante son évolution sur plus d’un siècle ; de connaître les élites du chantier ; d’appréhender la communauté des artisans comme un ensemble ; de saisir certaines stratégies familiales et sociales ; enfin, d’écrire l’histoire d’une population ouvrière qui occupe très peu de place dans l’historiographie médiévale de ce Portugal duquel on a pu dire qu’il se situait, pour le Moyen Âge, in confinibus mundi.
Maria Filomena BARROS (Professeur à l’Université de Évora) : « Bâtisseurs et artisans musulmans : du service collectif du roi à la pratique individuelle des métiers : XIIe-XVe siècles » [4]
La participation des musulmans du royaume portugais aux entreprises de construction, soit de bâtiments de prestige, soit d’édifices ordinaires, a été largement ignorée par l’historiographie traditionnelle. Pourtant, tout au long du Moyen Âge, l’un des services exigés de certaines communautés musulmanes était l’entretien des palais royaux. En outre, dans le cadre urbain du sud du pays, des musulmans sont désignés comme maçons, comme charpentiers ou comme pratiquants d’autres artisanats liés à la construction ou à la décoration intérieure, suggérant parfois une sorte de spécialisation dans le domaine du bâtiment.
Une évolution semble marquer le parcours de ces acteurs sociaux. Responsables, dans un premier temps, après la conquête chrétienne, sur des chantiers publics plutôt militaires, les bâtisseurs musulmans semblent, progressivement, se retrouver en position subordonnée, dans le cadre d’entreprises privées. Le service collectif imposé aux communautés atteste de cette subordination, tout comme les parcours individuels d’artisans qui n’accèdent jamais au titre de alarife (superviseurs de travaux).
Manuel Sílvio ALVES CONDE et Isabel SOARES DE ALBERGARIA (Professeurs à l’Université des Açores) : « Bâtisseurs et construction courante dans le Royaume du Portugal et les Îles (fin du Moyen Âge – XVIe siècle) ». [5]
Jusqu’à présent, la thématique des métiers et du travail artisanal n’a pas beaucoup attiré l’attention des médiévistes portugais. Le constat est désolant en ce qui concerne le secteur du bâtiment, presque totalement absent de notre historiographie. Il faut dire que les sources portugaises pour l’étude de ce sujet sont rares par comparaison à ce qui existe dans la plupart des autres régions de l’Europe occidentale – y compris la Péninsule Ibérique. La perte presque totale des documents qui concernent les chantiers et l’organisation professionnelle rend très difficile l’étude de ces sujets et ne permet ni l’analyse quantitative de la population des artisans du bâtiment ou des salaires, ni de saisir leur évolution.
La nature des sources disponibles nous impose des approches surtout qualitatives, par comparaison avec des informations relatives à plusieurs villes, mieux connues. Nous envisagerons les gens du bâtiment sous quatre aspects différents :
La composition du groupe socioprofessionnel et son poids relatif dans le cadre des métiers de plusieurs villes du Royaume et des Îles ;
L’organisation professionnelle des gens du bâtiment ;
Les relations que la population des bâtisseurs entretient avec la société et les pouvoirs ;
Le statut socioéconomique des maçons et des charpentiers.