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Accueil du site > Programmes > Transiger > Compte-rendu de l’atelier 5 - 6 juin 2014

Compte-rendu de l’atelier 5 - 6 juin 2014

par CLAUSTRE Julie - 8 septembre 2014

« Autour des transactions »

L’atelier du 6 juin 2014 a été divisé en deux parties : les deux premières présentations ont permis de s’intéresser au para-transactionnel, à tout ce qui se situe « autour des transactions » et que leur réalisation suppose. La troisième intervention a été l’occasion de revenir sur la question - classique - de la valeur probatoire l’écriture des transactions, avec l’exemple précis de transactions marchandes.

1- Laurent Feller – Autour de transactions foncières au haut Moyen âge

Trois dossiers sont présentés, le premier situé en Lombardie au IXe siècle, le deuxième dans les Abruzzes au IXe siècle, le troisième en Westphalie au XIe siècle. Ici on détaille les dossiers 2 et 3 émanant de recueils constitués au XIIe siècle (cartulaire et texte hagiographique).
Dossier sur les acquisitions foncières de Karol (Abruzzes, IXe siècle).
Une grosse dizaine d’actes (n°50-60) issus du cartulaire du monastère de San Clemente a Casauria constitué au XIIe siècle sont retenus. Les actes sont des acquisitions de terres effectuées entre 835 et 870 par Karol, fils de Liutprand. C’est un paysan aisé qui cherche à accroître l’importance de son patrimoine : dans tous les actes conservés par ce cartulaire, il ne procède à aucune vente. Il développe des stratégies visant :
- 1. à son enrichissement personnel ;
- 2. à l’affirmation de son pouvoir social en développant ses clientèles ;
- 3. à confirmer sa place dans la hiérarchie sociale en multipliant les alliances avec des membres de l’aristocratie locale (de petits officiers, très bas de gamme dans l’organigramme carolingien mais qui ont une importance non nulle pour l’administration du territoire).
Le cartulaire conserve des notices d’actes datant du IXe siècle, ne retenant que certaines informations sur les transactions foncières : noms des personnes, évocation des biens avec leur surface, prix, paiement… Toutes ces informations ne sont pas présentes dans tous les actes. L’hypothèse faite par Feller-Gramain-Weber (pour La Fortune de Karol. Marché de la terre et liens personnels dans les Abruzzes au Haut Moyen Age par Laurent Feller, Agnès Gramain et Florence Weber, École française de Rome, 2005) a été que les éléments d’information écartés l’ont été en raison de leur manque de pertinence pour la transaction concernée. Par exemple, le prix est indiqué quand le bien est difficile à évaluer ; prix et surface sont indiqués ensemble quand la transaction est proche d’une situation de marché et associe une mesure et une évaluation. Les divers éléments de transaction sont ainsi considérés comme signifiants :
- par exemple, la concession d’animaux de trait est un élément de patronage ;
- les actes signalent précisément par quelle transaction, de quelle provenance viennent les biens qui sont l’objet des transactions ici documentées, les modes d’acquisition des biens échangés : Karol échange des liens avec des personnes en même temps que des terres.
- on ne vend pas une terre à n’importe qui : n°51 Karol échange des terres avec le gastald Aldo, ces terres viennent de son propre beau-père, c’est-à-dire qu’elles sont un élément patrimonial. Cette transaction couronne les opérations antérieures de Karol. Ainsi Karol s’insère dans un ensemble politique en jouant sur le marché foncier, cet ensemble politique étant lui-même un ensemble de micro-transactions foncières auxquelles il aura désormais accès.
- actes écrits à la première personne : Karol dit « je vends », comme en une quittance.
[=> La série des actes concernant Karol montre que les différents éléments constitutifs d’une transaction sont chargés de signification et que cette signification a autant à voir avec la valeur des liens noués qu’avec celle des biens fonciers échangés.]
Dossier sur quelques transactions de Meinwerk, évêque de Paderborn.
Le dossier (voir les deux fichiers 1 et 2) compte une dizaine d’actes passés par Meinwerk, évêque de Paderborn, conservés dans sa Vita qui a été composée au XIIe siècle (Teckhoff, Franz, Das Leben des Bischofs Meinwerk von Paderborn, Hannover 1921 (MGH, ad usum scholarum)). Le texte hagiographique a été commenté par T. Reuter dans Property and Power in the Early Middle Ages, W. Davies et P. Fouracre dir., 1995. Ces actes sont intégrés à la narration au même titre que d’autres événements de sa vie. Ils ne sont pas précisément datés, mais ils se situent vers 1015-1020. L’ordre chronologique n’est pas respecté dans l’exposition. Les actes sont en fait classés par ordre social : chanoines, moniales, nobles, hommes ordinaires, pauperes (faibles et indigents à la fois dans ce cas), femmes. Le vocabulaire des transactions est riche : les verbes qui désignent les transferts de terres sont variés (tribuere, dare, conferre, contulere, accipere…) et permettent de distinguer les sens conférés aux transferts (par exemple la charité).
Par ces transactions, l’évêque reçoit des terres et donne en contrepartie divers biens :
- notamment des rentes en nourriture à des femmes, la terre étant transformée en revenu
- des objets qui classent ses interlocuteurs et rendent public leur rang (cheval, écu, lance…). Il joue sur une gamme étendue de biens pour classer les membres de la société westphalienne.
[=> ce dossier montre comment un puissant construit sa domination sur un territoire à travers des transactions, leurs éléments matériels et lexicaux, qui tissent et ordonnent un réseau de patronage.]

2 – Marie Dejoux – Transactionnel et para-transactionnel : un dossier sur une rente de l’abbaye d’Ambert, 1378-1379

Dossier de 7 documents conservé dans la série du gouvernement de l’Ile-de-France du Trésor des chartes. Il comporte notamment un « compte de voyage » (J 162, n°28(2)) qui renseigne sur le « paratransactionnel », c’est-à-dire tout ce qui entoure matériellement la transaction : les déplacements, négociations… Il dévoile aussi une chaîne de transactions.
Il s’agit d’un dossier qu’on peut qualifier de « transfixe » (« transfixe » désignant un acte rattaché par le sceau à un autre) : un trou sur chaque acte montre que ces actes étaient reliés entre eux (cousus), ce qui explique que le compte de voyage ait été conservé.
- J162n°29(4) = vente (passé à Provins) par le père de Marguerite d’une rente en grains, tenue en fief du roi, à l’abbaye Notre-Dame d’Ambert (ordre des Célestins), août 1378.
- J162n°27(1) = charte d’amortissement royale en forme solennelle en faveur de l’abbaye au sujet de cette rente.
- J162n°30 = quittance devant la prévôté de Paris (notaires Foucquaut et Montigny), acte attaché à la vente, qui montre que le versement du montant de l’achat a été devant notaires à Paris, septembre 1378.
- J162n°28(1) = mandement des conseillers du domaine au receveur d’Orléans d’acquitter 600 francs car le roi a racheté la rente (septembre 1379) ; le roi réintégrant la rente dans le domaine royal et interrompant la transaction entre le père de Marguerite et l’abbaye. Le mandement mentionne la compensation des frais de l’abbaye qui explique que l’on procède au décompte de ces frais.
- J 162, n°28(2) = compte de dépenses sur papier dressé par l’abbaye.
- J162n°31 = mandement au receveur d’Orléans qui a tenté de récupérer les grains de l’année antérieure de payer les 600 francs prévus.
- J162n°32 = quittance devant la prévôté d’Orléans par le procureur de l’abbaye des 600 francs et de 15 francs de frais (décembre 1379).
Les trois premiers documents émanent des archives de l’abbaye : la vente, la quittance, la charte d’amortissement (qui a été cancellée par l’administration royale ensuite) ; ils ont été versés dans les archives du roi quand le domaine a racheté la rente.
Le dossier révèle une chaîne circulaire de transactions : Le roi concède une rente en fief à Marie, qui la cède en héritage à Marguerite Boutefeu sa fille, qui la vend à l’abbaye Notre-Dame d’Ambert, qui la cède moyennant indemnisation au roi.
Les deux premières transactions ne sont pas documentées par des actes conservés : la concession en fief et le legs. La cause de la conservation des documents qui renseignent sur la vente et la rétention royale de la rente tient à la question des frais de la vente de la rente par Marguerite.
Le compte de voyage révèle les coûts (« mises et despens ») de la transaction de vente, en particulier les longs voyages nécessaires aux démarches des acheteurs :
Un premier voyage de 8 jours pour deux moines d’environ 150 km d’Orléans à Montbléru, pour lequel on peut compter 4 jours de voyage et 4 jours de séjour ; objectif = « pour traictier du marchié et pour veoir l’age de la venderesse ».
Un deuxième voyage (5 jours) du procureur de l’abbaye qui se déplace à cheval (chevaux étant loués), afin de « enteriner le marchié » ; au retour, il s’arrête à Provins pour faire l’acte de vente.
Un troisième voyage du prieur et du procureur à Paris pour passer la vente devant les notaires et sans doute obtenir la charte d’amortissement (5 jours).
Temps total de la transaction : 18 jours. Pour un budget total de 129 sous, soit six livres et neuf sous. On note que le compte n’est peut-être pas systématique : il ne mentionne pas le coût des chevaux utilisés par les moines lors du premier voyage.
Le compte montre aussi le coût de confection des différents actes : 224 sous au total, soit deux fois plus que les déplacements.
Il mentionne aussi le vin bu (32 sous).
En tout 19 livres, 5 sous.
[=> Transiger coûte cher : en voyage, en frais d’écriture, en vin. Transiger, c’est voyager. L’essentiel du temps de transaction se passe en déplacements.]
Le compte a été ensuite audité par la monarchie et a été revu (comme le montrent les mentions marginales) pour parvenir finalement au chiffre de 15 francs mentionné dans la quittance finale :
- Les frais d’hébergement et le vin sont validés par une mention marginale.
- Les frais de chancellerie, sans doute gonflés par l’abbaye, ont été revus drastiquement par les gens du roi au moment de l’audit du compte : pour les lettres de quittance et de vente, « Transeat solum XL sous » signifie que 40 sous sur les 48 sont validés ; l’auditeur du compte retranche 6 livres, 17 sous (137 sous) du grossoiement de l’amortissement, réduit désormais à 39 sous.
D’où nouvelle somme de 12 livres parisis, soit une réduction de 7 livres et 5 sous. Le montant finalement acquitté à l’abbaye est de 15 francs d’or, qui se situe à mi-chemin entre la somme initialement demandée et la somme préconisée par les gens du Trésor Royal, montant qui doit résulter d’une négociation. L’abbaye ne s’en tire pas si mal au final : obtient cette somme et les grains de l’année précédente et celle de l’année en cours, soit en tout 18 muids de blé et 20 muids et 8 émines d’avoine. Le roi Charles V est de fait assez favorable de manière générale aux Célestins.

3- Cédric Quertier – Statut légal et utilisation en justice des écritures marchandes

Ce dossier, en cours d’analyse, revient sur le thème de l’inscription des transactions en s’interrogeant sur l’utilisation en justice de l’écrit transactionnel. Il comporte des extraits de procès devant le tribunal de la Mercanzia de Florence et des statuts de la Mercanzia (XIVe siècle), relatifs à l’usage des livres de comptes marchands devant ce tribunal et complétés par la bibliographie sur la doctrine juridique. Les débats ordinaires de la Mercanzia impliquent l’exhibition de livres et de correspondances de marchands. Il existe d’ailleurs des registres de dépôt temporaire de documents privés à la Mercanzia à la fin du XIVe siècle (série Depositi di scritture notamment).
Ainsi un procès de 1375 entre Guardi et Nicollo di Giovanni di Galligai et Duccio di Nicollo da Empoli (ASFi, Mercanzia, 193, fol. 15rv, 15 février 1375 ; fol. 24v, 20 février 1375 ; fol. 25r-26r, 20 février 1375 ; fol. 34v, 6 mars 1375 ; fol. 43v., 18-19 mars 1375) entraîne la consultation et copie authentique par un notaire de leurs livres, un notaire attestant en personne (ego…) devant le tribunal le contenu de ces livres et constatant les écarts entre les deux livres. Les comptes doivent en effet être validés par un notaire pour être pris en compte en justice. Le procès montre également le recours aux livres de compte pour vérifier si les dépositions du demandeur et du défendeur sont justes. Quand les dépositions et les écrits varient, un interrogatoire des parties puis une déclaration sous serment peuvent compléter et permettre au juge de reconstituer l’opération litigieuse. Ce procès illustre enfin ce que certains procès qualifient de « vérité des affaires ». Le juge cherche autrement dit à reconstituer les actions réelles des protagonistes en s’appuyant sur des preuves écrites et en vérifiant si elles corroborent leurs déclarations. Le déroulement des débats montre en particulier que chaque document éclaire une partie des relations entre acteurs et peut différer de la déposition initiale.
Il est possible de reconstituer l’argumentation, qui éclaire les étapes de la transaction entre marchands, artisans et courtiers répartis entre Pise, Florence et Prato.
Cette partie du procès est déclenchée (ASFi, Mercanzia, 193, fol. 15 rv, 10 février, copie dans le registre le 15 février 1375) par une lettre de la Mercanzia au notaire-syndic de la nation florentine à Pise, pour qu’il fournisse des copies des livres de comptes conservés à Pise. Le juge de la Mercanzia en a besoin pour confronter ces éléments écrits avec les arguments des deux parties, Guardi et Niccolo di Giovanni Galligai et Duccio di Niccolo da Empoli, à propos d’une dette non payée sur des ventes de dos de cuir. Une saisie a en effet été demandée par les frères Galligai pour récupérer le paiement que devait faire Pagolo d’Andrea, calzolaio, de Prato pour l’achat de dos de cuirs à Arrigho di Giunta da San Miniato. Les Galligai affirment vouloir obtenir le remboursement de la dette d’Arrigho di Giunta à leur encontre, alors que Niccolo da Empoli affirme que cet argent lui revient, car il aurait acheté les dos de cuir à Pise pour ensuite les donner à Arrigho, contestant ainsi davantage le paiement de la transaction que le transfert de biens. Comme tous les éléments ne sont pas clairs, la Mercanzia demande donc à son syndic à Pise de fournir les actes attestant des actions de chacun. Ensuite, la Mercanzia informe de sa démarche son consul, Andrea de Buonconti, membre d’une famille marchande pisane très proche du pouvoir seigneurial de Pietro Gambacorta (ASFi, Mercanzia, 193, fol. 24v, 10 février, copie le 20 février 1375).
Le troisième acte (ASFi, Mercanzia, 193, fol. 25r-26r, 14 février, copie le 20 février 1375), plus long, fournit le rapport circonstancié et la présentation de ce qu’a trouvé le syndic à Pise, accompagné des représentants des institutions pisanes : l’acte retranscrit dans l’ordre ce qui a été trouvé, quels points sont en discordance, avant de noter le rapport du notaire-syndic, suivi de l’interrogatoire des acteurs sur place pour qu’ils puissent compléter par leurs témoignages les livres de compte afin d’exposer plus clairement leur action. Il apparaît ainsi que certaines actions échappent à l’écrit. Ce troisième acte est divisée en deux parties : une copie en latin des documents fournis par les notaires pisans qui ont consulté les livres de compte et une lettre en florentin, faisant office de rapport du notaire-syndic au juge de la Mercanzia. La narration en latin rédigée sous forme authentique, avec soin et portant le signum officiel (ac in scriba publice facte […] in hac formam redigi e ad maiorem cautelam meum signum e nomi aposuis consueta), est faite par un notaire de Pise (Giovanni, fils de ser Nardi, notaire d’Arena). Le notaire pisan rappelle avoir consulté le livre d’un courtier pisan (Vivianus ser Dini) qui a fait un change public sur demande de Niccolao Vannis de Florence et exhibe son livre. Le notaire fait une copie des actes concernant deux transactions d’Arrigho da San Miniato, l’une avec Tadeo Bindo et l’autre avec Tomaso Manni. Le courtier en question se présente alors devant le consul des marchands de Pise et son notaire, exhibe ses livres, dont le contenu est copié par ce dernier (la date, le montant unitaire et le poids total de la marchandise, permettant de calculer le prix total sont indiqués dans les deux cas).
La deuxième partie de l’acte contient le rapport du notaire-syndic de la nation florentine. Il explique d’abord le contenu et les témoignages des marchands concernés par le livre du courtier Viviano di ser Dino de Pise : les deux achats (à Taddeo di Bandino et à Tomaso di Manno) sont recopiés sur le livre du courtier acheteur. Les informations sont ensuite confrontées à celles contenues dans les livres des vendeurs.
Le premier vendeur (Taddeo di Bandino) montre son livre aux experts, mais expose n’avoir rien écrit dans son registre : la vente a bien eu lieu, le prix a donné lieu à discussion, mais a été autorisé par Duccio da Empoli ; ce dernier a remis une scripta autographe et a payé une grande partie de la transaction. Le notaire-syndic copie dans sa lettre cette scripta : Duccio di Niccolo da Empoli s’engage à payer dans un mois les 18 dos de cuirs achetés à Taddeo di Bandino, cuoiaio. Le mois d’intervalle doit certainement permettre la revente et la collecte des liquidités permettant de solder la transaction.
La deuxième personne (Tommaso di Manno) à avoir vendu au courtier de Pise montre également son livre, qui indique la transaction et des frais de courtage.
Dans un troisième temps, le notaire-syndic fait la synthèse des informations et note une discordance entre le livre de compte du 2e vendeur (Tommaso di Manno) et la reconnaissance de dette de Duccio da Empoli concernant la paroisse où a eu lieu l’opération, sa date et la quantité de dos de cuir vendus. Dans un quatrième temps, il procède donc à un interrogatoire des parties opposées. Le courtier pisan affirme que le vendeur (Tommaso di Manno) s’est trompé de jour. Ce dernier répond que les informations contenues dans son livre sont justes ; que si le nombre de dos de cuir varie, c’est parce que l’acheteur en a conservé un certain nombre ; enfin, la divergence de lieux s’explique aisément : le vendeur a écrit depuis S. Martino, mais l’acheteur habite bien à S. Martino in Chinzica. Les témoignages contradictoires sont donc indispensables pour corriger les erreurs, éclaircir les questions d’homonymie et pour justifier les actions de chacun en rapport avec leur inscription scripturaire : certaines actions (le prélèvement d’une partie des cuirs) échappent ainsi à l’écrit.
Dans un cinquième et dernier temps, le vendeur, Arrigho di Giunta da San Miniato, prête serment en présence du syndic de la nation florentine et de trois témoins (non nommés) : il jure ainsi avoir acheté les dos de cuirs pour les envoyer ensuite à Prato afin de les vendre à Pagolo d’Andrea, et confirme ainsi un pan de l’argumentation initiale des plaignants qui n’apparaissait pas dans les livres de compte pisan.
Ce procès suit précisément les prescriptions de la doctrine médiévale, qui a abordé la question de la validité juridique des écritures marchandes, et les règles du statut de la Mercanzia florentine. Ainsi, le juriste Balde (1400), qui a été avocat de l’art des marchands florentins et a enseigné à Pise et à Florence, tient les écritures marchandes pour des preuves semi-pleines qui doivent être confirmées par la fama. Quatre hommes dignes de foi de l’art du marchand peuvent les confirmer. Parce que les marchands prêtent serment à leur corporation lors de leur immatriculation, et qu’ils tiennent tous leurs livres de compte selon la coutume locale, leurs écritures ont une valeur supérieure aux autres écritures privées. Mais leurs seules écritures ne suffisent pas à créer d’obligation. Dans le cas présent, l’écrit marchand est ainsi confirmé par des interrogatoires. D’après Guillaume Durand (1296), trois catégories d’écritures privées se distinguent : les écritures pour soi qui n’ont aucune valeur probatoire, les écritures entre marchands qui ont une force probatoire si elles vont à l’encontre des intérêts de la personne (l’opposition prouverait leur « objectivité »), les livres de compte dont le statut est ambigu, car ils n’ont pas toujours de valeur probatoire.
Les statuts de la Mercanzia (pour le statut de 1324 : ASFi, Mercanzia, 3, fol. 29r-30r, rub. 22-24 ; 34rv, rub. 36 ; pour celui de 1393 : ASFi, Mercanzia, 5, fol. 23rv, rub. II, 12 ; fol. 27v-28r, II, 19 ; fol. 37v-38r III,5-6) codifient l’exhibition des livres de comptes marchands : le tribunal peut contraindre les marchands à les présenter au tribunal pour en faire une copie rapidement (3-8 jours), leur tenue en est réglementée (précision de l’identité du détenteur du livre dans l’incipit, chaque écriture doit concerner une opération avec sa date, sa cause, son montant ; le ductus du marchand doit être respecté : chaque écriture doit être de la main du marchand et le marchand appose son signum et fait valider une autre écriture par trois témoins s’il délègue cette écriture). Pour être authentique et être recevable en justice, la copie de ces livres doit être faite par un notaire (ASFi, Mercanzia, 3, fol. 29r, rub. 22 ; 5, fol. 27v-28r, II, 19).
Les ratures doivent donc être justifiées, selon le statut florentin de 1394 (ASFi, Mercanzia, II, 19 ; fol. 37v-38r), par des instruments publics ou les livres bien écrits des autres changeurs. Un autre procès, de mai-juin 1395 (ASFi, Mercanzia, 227, fol. 4v-6v, 4 mai 1395 ; fol. 22v-23r, 3 juin 1395 ; 17r-18v, 7 juin 1395) convoque ce cas : Benedetto di Gherardo, quand il récuse sa dette de plus de 754 florins d’or à l’égard des héritiers et des syndics chargés de liquider la faillite de Bono di Taddeo Strada, utilise l’argument de la cancellation faite à son insu par un associé de Bono Strada, dont il fait constater par un comptable (Sandro di Francescho di Boccio, vaio) l’écriture de forme différente, ce qui est préjudiciable pour la compagnie et nuisible pour Benedetto di Gherardo.
Garantir la valeur probatoire des livres de compte suppose de punir fortement les faussaires : ceux qui déposent de faux témoignages ou des écritures falsifiées sont capturés et remis à la justice du podestat ou du capitaine du peuple (ASFi, Mercanzia, 3, fol. 34rv, rub. 36 [1324] ; 5, fol. 37v-38r, III ,6 [1393]). La Mercanzia peut également obliger les faussaires qui ont manipulé les livres de comptes (arrachage de feuilles ou cahiers, écriture trop peu détaillée ou portant des informations erronées) à les refaire selon la bonne coutume florentine, avec même la possibilité de les torturer après 1393 (ASFi, Mercanzia, 3, fol. 29v-30R, rub. 23 [1324] ; 5, fol. 37v, II, 5 [1393]).
Ces mêmes statuts florentins (1394) énoncent que nulle écriture privée n’a de valeur juridique sauf celles entre marchands et artisans, ou sur des marchandises, et à la seule condition de payer à la commune la gabelle sur les contrats (ce qui concerne certaines transactions seulement comme les contrats de dot sur scritta ou acte sous seing privé ; ASFi, Mercanzia, 5, fol. 27r-28r, II, 19). La valeur probatoire des écritures privées est plus étendue que ce que préconisait Guillaume Durand au XIIIe siècle, mais la mise en conformité avec le fisc signe un début de reconnaissance de l’écriture privée en justice.
La confrontation en justice de livres de compte marchands est faite par des experts dans ce type d’écritures, les calculatores selon Bartole, qui doivent obtenir les documents des marchands, les expliquer au tribunal, en faire un rapport pour permettre au juge de prendre sa décision. Il s’agit souvent de confrères marchands. Dans le cas du procès de 1375 évoqué ici, c’est le notaire-syndic de la nation florentine à Pise, Francisco di Vanni Muzzi, qui fait ce rapport synthétisant les observations des notaires attitrés de la corporation marchande pisane qui l’accompagnent. Le juge tranche ensuite.
Le contenu des livres doit ensuite être confirmé par leurs détenteurs : le tribunal recueille donc leurs avis (ASFi, Mercanzia, 3, rub. 22 [1324] ; 5, fol. 27r-28r, II, 19 [1394]). L’avis de témoins est également recueilli. Pour les juristes (Baldo et Petro degli Ubaldi), les écritures seules ne rendent pas automatiquement le marchand responsable (notion d’obligation), il faut qu’elles puissent être confirmées par des éléments matériels non modifiables (notion de cause, le bien qui fait l’objet de la transaction) et doivent décrire des éléments vraisemblables (d’où l’obligation de mentionner les montants, dates et de décrire les marchandises). C’est pourquoi les marchands doivent confirmer oralement devant le tribunal qu’ils sont à l’origine de cette transaction, et bien souvent préciser pour quelle raison ils ont agi de cette manière. Ainsi seulement l’écriture du livre de comptes acquiert-elle une valeur probatoire. En cas de défaut des écritures marchandes, il est possible de renvoyer le jugement du cas à un serment prêté devant trois témoins devant la corporation.

Discussion :
La production de livres marchands est liée à une décrétale de Clément V qui l’exige pour prouver l’usure (début du XIVe siècle). A la fin du XIVe siècle, elle sert aussi à mieux taxer les contribuables florentins. Florence se distingue par son haut degré de confiance à l’égard des écritures marchandes, la doctrine étant globalement plus méfiante. Les glossateurs traitent des « écrits communs », catégorie d’écritures intermédiaire entre privé et public (cf. M. Fortunati, Scrittura e prova. I libri di commercio nel diritto medievale e moderno, Rome, Fondazione Sergio Mochi Onory per la storia del diritto italiano, et P. Nardi, Studi sul banchiere nel pensiero dei glossatori, Milan, Giuffrè, 1979). Sans témoins, les livres marchands ne servent à rien car ils doivent être confirmés.
Jérôme Hayez ajoute qu’à Avignon, la procédure d’authentification des papiers marchands par les Florentins est faite par les maîtres de la confrérie des Florentins d’Avignon dédiée à saint Jean Baptiste. L’oral prime donc sur l’écrit, beaucoup de compagnies étant d’ailleurs fondées sans acte écrit. Cédric Quertier précise toutefois que le tribunal de la Mercanzia tranchant des conflits relatifs à des marchands florentins présents à Pise a recours à la procédure sommaire, les témoins restant rares dans les confrontations entre marchands. Cette juridiction est mal connue, mais dans les juridictions des arts ou commerciales étudiées par Andrea Caracausi à Padoue et à Florence pour la période moderne (A. Caracausi, « Procedure di giustizia in età moderna : i tribunali corporativi », Studi storici, 2008/2, p. 323-360), le tribunal peut choisir d’utiliser la procédure sommaire ou ordinaire en fonction de la nature du conflit, ce qui pourrait expliquer les dépositions de témoins devant la tribunal de la Mercanzia.

Eléments de bibliographie :
- MINAUD Gérard, « Les juristes médiévaux italiens et la comptabilité commerciale avant sa formalisation en partie double en 1494 », Revue Historique, 2011, t. 313/4, n° 660, p. 781-810.
- FORTUNATI Maura, Scrittura e prova. I libri di commercio nel diritto medievale e moderno, Rome, Fondazione Sergio Mochi Onory per la storia del diritto italiano, 1996.
- NARDI Paolo, Studi sul banchiere nel pensiero dei glossatori, Milan, Giuffrè, 1979.
- DE ROOVER Raymond, « The Development of Accounting prior to Luca Pacioli according to the Account Books of Medieval Merchants », dans ID., Business, banking, and economic thought in late medieval and early modern Europe : Selected studies, KIRSHNER Julius éd., Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1974, p. 119-180.
- LATTES Alessandro, Il diritto commerciale nella legislazione statutaria delle città italiane, Milan, Hoepli, 1884, p. 281-294.
- GOLDSCHMIDT Levin, Storia universale del diritto commerciale, POUCHAIN V. et SCIALOJA A. trad., Turin, Unione tipografico-editrice torinese, 1913, p. 295-308 [Handbuch del Handelsrecht, Stuttgart, Ferdinand Ente Verlag, 1891].